Images cédées par Memoria Abierta
Photo de couverture : Eduardo Longoni. Dossiers de l’affaire des ex-commandants des Forces Armées lors de leur procès, Chambre Fédérale, 1985.
La salle d’audience est bondée. Le procès arrive à son terme. Des proches de disparus de la dernière dictaturesoutiennent des photos agrandies des victimes; le calme habituel des agents judiciaires, juges compris, cède à une électricité, invisible mais palpable, qui les maintient tous particulièrement alertes. Jorge Rafael Videla, peu de mois avant de mourir, déclare face au tribunal qui va le condamner à une peine de 50 années de prison :
—Voici ce qui sera ma dernière déclaration.J’exprime toute ma reconnaissance à Alejandro Di Meglio et à Leonardo Fillia,pour leur brillante et copieuse plaidoirie, c’est-à-dire : substantielle, vigoureuse, courageuse. Et, plus spécialement encore, je remercie messieurs Fillia et Di Meglio pour leur qualité humaine et leur compréhension.
C’était,à la mi-2012, 36 ans après les faits, au terme d’un procès historique :celui du plan systématique, sous la dernière dictature, de vols de bébés, et dont Videla fut un des principaux responsables. À la sortie des tribunaux, on exulte. Videla va retrouver sa cellule et ses avocats défenseurs vont rentrer chez eux avec le stigmate d’avoir reçu les remerciements du monstre. C’est que Videla, quoique mal en point et silencieux sur le banc des accusés de crimes de lèse humanité, ne cessera plus d’être le monstre absolu : même la chaîne de télé pour enfants,Pakapaka, le représente avec un crâne de mort comme emblème à son képi, d’un blanc cadavérique et avec un regard terrifiant aux yeux rouges.
Versions du XXIème siècledes avocats du diable, les défenseurs des accusés decrimes de lèse humanité sont pris dans la logique populaire : « Ferme-la, tu défends ce qu’il y a de pire ». Personne ne le leur dit en ces termes, mais beaucoup se plaignent des propos à leur encontre de militants qui assistent aux audiences les plus critiques. Et ils s’assument, très souvent, comme les invités de pierre au banquet des droits de l’homme.
Il suffit de suivre une audience pour le comprendre. Ils sont làà intervenir, beaucoup ou peu selon les procès, à accomplirleur travail comme ils le peuvent. Pas simple d’être dans leurs souliers. Candela Carretero, une des élèves du Collège de la Ville qui a assisté à l’une des audiences du procès de la ESMA dans le cadre du programme « L’école va aux procès », remarque la difficulté à s’imaginer dans ceux de la victime, de l’avocat, du juge. Elle concentre son regard, précisément, sur le mouvement des pieds des avocats défenseurs qui se trouvent en face d’elle,tout en écoutant une victime qui apporte son témoignage. « Face à moi, il y avait un groupe d’avocats et, en permanence, j’observais leurs pieds. Presque tous chaussés de souliers noirs quifont des ronds en l’air et, par intermittence, frappent à terre. Quant à la victime qui livrait son témoignage, je ne voyais pas ces pieds. Mais j’aurais bien aimé. Etaient-ils aussi en contact avec le sol, le touchaient-ils et s’en soulevaient-ils ? Ou étaient-ils bien posésà terre, fermement ? Au fil des heures de cet après-midi-là, je comprenais que cessouliers, aussi métaphysiques que physiques, avaient un rôle important dans ce procès, dans cette condamnation, dans cette mémoire et dans cette justice. Au bout du compte, ils représentaient quelque chose d’important pour moi qui assistait à ce moment ».
Les modèles de ces souliers où il coûte de s’imaginer ne sont pas les mêmes pour tous. Il y a des défenseurs privés et des défenseurs publics. Et les types de pieds et de souliers se déploient dans une vitrine ample qui, grosso modo (il serait impossible d’entrer ici dans le détail), montre les uns lancés dans des défenses idéologiques et d’autres attachés plutôt à surmonter des difficultés techniques.
—Je suis le plus batailleur de ce procès – reconnaît l’avocat Guillermo Fanego, le défenseur privé qui attire le plus l’attention au cours du procès ESMA 3 (connu aussi comme méga-procès ESMA),lorsque nous l’abordons à la sortie de la salle d’audience. Il se montre enchanté qu’on s’approche de lui pour l’interviewer.
Fanegointervient dans le procès ESMA depuis la troisième étape de celui-ci. Il y est devenu, immédiatement, un acteur important. Parmi les 13 accusés dont il assure la défense, se trouve Carlos Guillermo Suárez Mason, le fils de Guillermo Suárez Mason, Général de division. Celui-ci dirigeait l’ensemble du premier corps de l’armée pendant la dictature. Fanego est également l’avocat d’Emir Sisul Hess, accusé d’avoir participé aux « vols de la mort » et qui se retrouve aussi dans ce procès parce qu’il avait déclaré que les prisonniers « tombaient comme des fourmis » lorsqu’on les jetait sur la mer.
L’enthousiasme et l’esprit batailleur de Fanego gagnent les autres avocats assis près de lui et, dans uneproportioninverse, irritent les plaignants, les procureurs et, parfois aussi, les juges. Il sait néanmoins qu’il se bat contre des moulins à vent : « Ils sont tous condamnés d’entrée de jeu », dit-il, et il entame le refrain de ceux qui remettent en question la légalité des procès pour crimes de lèse humanité et leur déroulement. Même s’il reconnaît qu’il y a toujours quelque chose à faire et quelque espoir de faire acquitter plusieurs de ses clients.
Les expressions les plus fréquentes des avocats des accusés pour se référer aux procès pour crimes de lèse humanité sont « bazar », « aberration juridique » et « politique pure et dure ». Mais ils savent, tout comme Fanego, que s’y prendre de la sorte ne mène à rien et qu’il existe des statistiques qui démontrent qu’on peut ressortir de prison au terme d’un procès de ce type. Acquittement, non-lieu, manque de preuves, relaxation sont des termes au son bien doux pour ces avocats défenseurs qui les emploient peu. Ils n’écoutent pas ces termes, ou ils ne leur disent pas grand-chose(il convient de consulter le bilan très exhaustif sur ces procès de lèse humanitédressé par le Parquet). Il est naturel que ces avocats attendent de meilleurs résultats. Ils sont payés pour les obtenir et, par conséquent, vivent à l‘affût des décisions politiques qui pourraient favoriser leurs requêtes.
La dernière intervention en ce sens a eu lieu au coursd’un procès qui se déroule à Mendoza et qui doit établir la responsabilité de 31 personnes, dont les anciens juges fédéraux Luis Miret, Guillermo Max Petra Recabarren, Rolando EvaristoCarrizo etOtilio Romano. Il s’agit de l’éditorial critique publié par le journal La Nación, au lendemain même de la victoire électorale aux présidentielles de Mauricio Macri. Il y était demandé au nouveau gouvernement de prendre une décision sur la marche de ces procès, présentés comme une forme de vengeance plutôt que de justice. Les avocats défenseurs de Mendoza ont immédiatementenjoint les juges d’attendre le changement à la tête de l’exécutif, de reconsidérer la manière de poursuivre le processus judiciaire à partir de la situation politique nouvelle. La première page du quotidien Página/12 du 24 novembre dernier a rendu compte précisément des réactions provoquées, en réplique à l’éditorial publié deux jours auparavant.
La voix de l’avocat Fanego est grave, pausée, telle celle d’un acteur, d’un chanteur de tangoou d’un présentateur expérimenté de programme télévisé. Péroniste aux nombreux cheveux blancs, le torse haut, bombé, il emplit sa vie, hors procès, de livres d’histoire et des ballades à cheval qu’il fait,toutes les fins de semaine, avec ses amis membres d’une association traditionaliste du Parque Leloir.
Dès l’audience préliminaire du 11 juin 2012, alors qu’il utilisait encore la marcha peronistacomme sonnerie de son portable, il a manifesté son intention de déranger à tout prix, sur n’importe quel détail, même le plus insignifiant.
Le Juge : Vous manquez de respect à mon égard, je ne peux admettre que vous disiez que je suis en train de « gérer ».
Fanego : Ça roule ma poule.
Le Juge : Je ne vous permet pas l’emploi d’une telle expression, impropre aux pratiques judiciaires.
Fanego:Elle se trouvepourtant dans le dictionnaire.
Le Juge : Monsieur l’avocat, c’est une impropriété.
Fanego: Vous limitez mon droit à la défense.
Fanegone se prive pas d’attirer l’attention lorsqu’il tente d’installer des débats peu habituels. L’année dernière, il a demandé aux juges d’empêcher la présence de lycéens dans la salle d’audience. Le Code de la procédure ne le permet effectivement pas, et les juges ne l’ont jamais conçu autrement, mais le programme « L’École va aux procès » a obtenu que la Chambre fasse une exception à cause de la singularité des cas jugés et de l’importance de ces derniers comme matériel d’étude sur le vif. Pour ce qui est des détails, du temps perdu à cause des discussions qui ont suivi la requête de Fanega, Rodolfo Yanzón, un des plaignants, les énumère sur le portail Infojus[1] : il y défend la présence d’étudiants aux audiences et tente d’équilibrer, comme de coutume dans les procès de lèse humanité, les écueils judiciaires et les nécessités historiques, en même temps qu’il critique Fanego à cause de l’intention affichée de celui-ci de retarder l’ action judiciaire avec des escarmouches sans importance.
Consulté sur l’utilité des étudiants à assister aux audiences d’autres procès, tel celui pour les événements des 20 et 21 décembre 2001 sur la Place de Mai où les forces de sécurité avaient fait des dizaines de morts, le même Fanego s’éloigne alors du code de procédure et devient plus précautionneux, jugeant que ce procès-là, contrairement à celui de la ESMA, constituebien un matériau d’étude extraordinaire.
Fanego a des objectifs bien ciblés. L’un d’eux est VíctorBasterra, témoin célèbre de ce procès, car il est celui qui a apporté le plus d’informations depuis le retour à la démocratie. Etant donné que Basterra, au cours de sa captivité à la ESMA, a dû travailler pour ses ravisseurs de manière esclave, la stratégie de Fanego consiste à le discréditeren l’accusant d’avoir touché une solde et de s’être rendu, par conséquent, complice des délits commis en ce lieu. Au cours de l’audience du 29 avril 2013, Fanego l’a tenu trois heures durant avec toutes sortes de questions dans le but de le faire se contredire, pariantsur l’usure psychologique. Au point d’appeler son intervention « interrogatoire », un mot peurecommandé lorsqu’il s’agit de demander une information à des personnes qui, comme Basterra lors de son passage par le centre clandestin ESMA, ont vécu la brutalité d’un tout autre type d’ « interrogatoire ». Sans doute est-ce en réponse à cet « interrogatoire » que Basterra lui-même a choisi, pour sa conclusion, les motsde Jorge Luis Borges à l’endroit des avocats défenseurs du procès des juntes de 1985.
L’écrivain avait alors écrit dans une chronique, au terme du témoignage d’un Basterrajeune qui déclarait devant la justice pour la première fois : « Il est étrange d’observer que les militaires qui avaient aboli le Code Civil et préféré la séquestration, la torture et l’exécution clandestine à l’exercice public de la loi, veuillent désormais recourir aux bénéfices de ce qui était pour eux une vieillerie et recherchent de bons défenseurs. Il n’est pas moins admirable que des avocats, et sans aucun doute de manière désintéressée, s’appliquent à protéger de tout péril ceux qui refusaient la justice hier ».
La version des avocats défenseurs comme hautementcontestables réapparaît, flotte ; ellese balance dans le même berceau que celui où les monstres se blottissent. Mais, en définitive, qui est un monstre ? Videla ? Le destin de monstre est autrement plus littéraire que proche des faits. Et ce que la justice juge, ce sont les faits. Par ailleurs, tout n’est pas d’une couleur grise, ou pastel. Le blanc et le noir existent, avec bien d’autres couleurs violentes. Et la possibilité, pour un accusé de crimes de lèse humanité, d’être défendu au cours de son procès correspond à la couleur blanche resplendissante de la démocratie.
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L’avocat défenseur Fanego a son cabinet à l’angle de l’avenue Corrientes et de la rue Uruguay, cet endroit de Buenos Aires où le monde judiciaire se dilue et où s’ouvrent les portes de la nuit éternelle et festive. Fanego trame sa stratégie pour que ses clients soient acquittés dans le procès ESMA 3, à quelque cent mètres de la pizzeria mythique où les juges de la Chambre Fédérale, en 1985, avaient listé sur une serviette les condamnations des membres des trois juntes militaires. Fanego s’enfonce dans son fauteuil de bureau. Lui n’a jamais voulu le coup d’état, dit-il en allumant un de ses petits cigares habituels et, rapidement, il emplit ce lieu de fumée et d’une odeur rance. « Nous autres, on soutenait Isabel Perón, dit-il, on la défendait ». Sur sa bibliothèque, des images de Perón et d’Evita, et de lui-même sur un des chevaux qu’il monte souvent, rendent compte de son origine politique et vitale. Sur le mur face à nous, derrière Fanego, la carte mentale de celui-ci : une estampe de Saint François, une autre de Saint George, un tableau avec les sept chandelles juives, un autre avec des fragments du Coran, la première lettre de l’alphabet arabe encadrée. Et, au milieu de tout cela, le diplôme universitaire d’avocat.
Fanego aime les défis.
—Danser avec la plus moche, surtout si elle est aveugle, sourde et muette, dit-il. Il se voit comme le défenseur des plus grands parias. C’est la raison pour laquelle j’ai accepté de travailler pour des gens qui, comme on le dit des accusés de crimes de lèse humanité, ont tout contre eux.
Fanego dit qu’il n’est pas bien payé, qu’il ne le fait pas pour l’argent. Il ne nous révèle pas le nom de l’organisation, ni celui des membres de celle-ci, qui finance sa participation à ce procès. Il commente simplement qu’il avait été appelé par un des accusés et que les treize autres ont, à la suite, fait appel également à lui. Par ailleurs, il ne se reconnaît pas sympathisant du groupe « Avocats pour la Concorde », ni d’aucun des organismes qui font encore l’éloge des forces de sécurité sous la dictature. Il les considère affectés par leur idéologie et incapables, la plupart du temps, de produire de bonnes plaidoiries.
—Aucune défense idéologique n’a donné de résultat jusqu’à ce jour.
Puis Fango rappelle sa première affaire, un cas extrême : un homme accusé de 25 viols,commis en l’espace de quelques mois. Les preuves à charge étaient irréfragables, et échapper à une condamnation exemplaires’avérait impossible. Fanego n’était pas sûr que la famille paie correctement ses honoraires. Mais, selon lui, il avait donné priorité au défi. Il voulait comprendre cet homme. Pourquoi avait-il commis cela ? Et puis, il voulait trouver les brèches légales permettant une condamnation moins dure.
—Au bout du compte, explique-t-il, un coupable est aussi une victime, victime d’autre chose, les condamnations absolues sont pour le droit anglo-saxon.
La charnière de l’avocat pénaliste, aux nombreuses articulations, va de l’objectivité judiciaire à la subjectivité des personnes impliquées. Ça peut grincer, et Fanegoporte toujours sur la mine qu’il doit faire des choix, mais il n’est pas si difficile à cerner. « Ce type avait eu une vie terrible », dit-il, « il fallait le comprendre », et l’avocat commente qu’on peut toujours trouver des mécanismes judiciaires qui répondent à ces conditions subjectives. Pour ce violeur, par exemple, il se souvient avoir obtenu une réduction importante de sa peine pour plusieurs des crimes dont il était accusé.
Le leitmotiv de Fanego, en définitive, est de « comprendre ce qui se passe là ». Son approche est similaire pour ses clients accusés de délits de lèse humanité. Qu’est-ce qui se trame là ? Qu’est-il possible de faire?
Il parle de faire appel devant toutes les instances, jusqu’aux Cours de Justice internationales, pour faire jouer les antécédents d’autres pays afin d’écarter de toute responsabilité des accusés dont la participation à la répression a été minime. Avoir recours à des lectures plus contextualisées des faits, trouver un juge qui puisse voir que celui qui recevait un ordre criminel ne pouvait qu’y obéir. « En présence de troupes, en situation de guerre, se refuser à appliquer un ordre,c’était le peloton d’exécution. Et quand bien même ils auraient voulu dénoncer une illégalité, où seraient-ils allés, si personne ne s’intéressait alors aux victimes elles-mêmes ».
Dire et faire, chez Fanego, semblent aller de pair. Malgré le rôle actuel,dans le procès ESMA 3, de cet avocatchargé de ce type de raisonnements qui frôlent toujours la justification de l’horreur, en 1977 Fanego faisait ce qu’aucun avocat n’osait alors : il présentait des habeas corpuspour des amis disparus. Parmi ceux-là, il y en a un qui a survécu à la ESMA et qui, en octobre 2013, a déclaré dans le procès même où Fanego défend quelques-uns des membres de la Marine qui l’avaient séquestré.
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Ce survivant est calme et sensé. Par moments, il est si laconique qu’il en paraît timide, mais plus il avance dans sa déclaration, plus il se montre capable de dire très bien tout ce qu’il avait à dire. Comme l’ensemble des témoins-victimes des procès de lèse humanité, il se brise à un endroit et son témoignage fait trembler toutes les personnes présentes dans la salle. Lorsqu’il se reprend, à la question du procureur sur les personnes qui l’ont recherché durant sa captivité, il demande avec un sourire à ce que cette question soit posée à Fanego : c’est lui qui avait présenté son habeas corpus.
Fanego se souvient de ces interventions comme de l’inconscience pure de la jeunesse. Au point qu’on lui avait recommandé un jour, dans un commissariat de Vicente López, pour son bien, de ne plus jamais y remettre les pieds.
Fanegoposera au témoin ses questions de rigueur, autrement plus brèves et douces que celles adressées à Basterra.Et, au final, ils tomberont dans les bras l’un de l’autre face aux juges. Les parties civiles et les procureurs, pendant ce temps, murmurent et sourient. La rencontre fraternelle entre une victime et l’avocat défenseur de ceux qui l’ont séquestré et torturé ne peut qu’éveiller l’attention. Il peut s’agir d’une pure stratégie, mais dans cette image, prise isolément, l’avocat défenseur s’humanise et soudain il semble possible que tous les avocats défenseurs sortent de leur ostracisme habituel et de leur mystère.
Mais pas du tout. C’était une simple parenthèse. Trop brève. Une touche au tableau.
Quoi qu’il en soit, on ne parvient pas à connaître ce que sait un avocat défenseur d’accusés de violations des Droits de l’Homme sur les délits commis. Dans le cas de Fanego, le prétexte est simple : « Je suis absolument certain que ceux que je défends n’ont rien fait, et s’ils ont fait quelque chose, c’était mineur, et puis dans le contexte d’une guerre ». On ne saura rien de plus.
Cependant d’autres avocats défenseurs, disposés à raconter un peu plus, préfèrent garder l’anonymat. Ils semblent guidésnon pas tant par la honte du stigmate(« toi tu défends… » sachant que, dans l’imaginaire collectif, tous les accusés défendus sont Videla) que par la méfiance à rendre publiques des choses dont ils ignorent comment elles seront utilisées par ceux qui, comme nous, s’approchent d’eux. Ils savent qu’on les interroge et qu’on accorde des rendez-vous avec eux pour les attaquer généralement. Mais, par ailleurs, ils ont besoin de dire ce qu’ils pensent. S’ajoute à cela qu’il convient de ventiler les opinions sur les procès légaux en cours (dont le pourcentage de sentences définitives est très bas) en secret.
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Il existe un Secrétariat, incrusté dans une bicoque de la municipalité de San Martín ; un couloir étroit débouche sur une petite salle avec une table et des étagères encombrées de caisses de dossiers. Ceux qui s’en approchent attendent leur tour sur le trottoir. À l’intérieur, un témoin fait sa déposition en présence du secrétaire du juge. Le procureur public du procès arrive pressé. Il veut être mis au courant de cette affaire qui commence à bouger, et pour laquelle on a recherché des preuves afin d’ouvrir un procès.
Le procureur public est la seule des parties présente, et il intervient sur plusieurs questions, le plus souvent pour venir en aide au secrétaire. Il joue le rôle de secrétaire du secrétaire, et même de greffier. A la fin de la déclaration, il dira du secrétaire : « Il est à côté de la plaque celui-là ».
Juillet 2014, l’avocat marche à grands pas ; tout en donnant quelques impressions sur le procès qui l’occupe et ceux de lèse humanité en général.À un moment il dit : « Ces procès ne vont pas s’arrêter, même si Macri devient président. Tu sais combien de personnessont employées dans ce Secrétariat ? Compte plus de vingt contractuels ici. Comment tu démontes un truc pareil ? ». Il commente ce qui est en jeu : des postes, des nominations. Il croit donc que les procès vont continuer. Selon lui, le volume de ce personnel dans la justice fédérale est un obstacle très concret, matériel, à toute volonté de stopper les procès.
Il est décontracté et efficace. Plus tard, dans son cabinet, il offre du maté et des biscuits. A la question sur ce qu’il sait des délits commis par ceux qu’il défend, il dit n’avoir jamais obtenu de récits précis.
–Je n’ai pas besoin qu’ils me racontent, il me suffit de lire leur dossier –se préserve-t-il.
L’un de ceux qu’il défend est le responsable maximum d’un des centres clandestins de détention les plus importants. Bien qu’il assume ce qui s’y est passé, à la demande d’information concrète, il n’apporte qu’une suite de généralités. Videla le disait peu avant de commencer à « parler » : « mon secret est mon trésor ».
En revanche le procureur détaille, comme pour compenser les évaluations de la vérité, l’impossibilité de savoir qui est le témoin vedette de ce procès. On en connaît le nom et ce qu’il dit, mais pas l’endroit où il vit. Par moment, on ne comprend plus, dit l’avocat défenseur, s’il s’agit de quelqu’un qui existe véritablement ou d’une vue de l’esprit du ministère public ou des plaignants. Il le dit sur un ton blagueur, car il ne s’agit pas d’une invention mais de l’ancien sergent Ibáñez, un témoin protégé, un des rares militaires à avoir avoué et qui n’apparaît jamais en public. « Qui a vu le visage de ce témoin ? Qui est-ce ? » insiste l’avocat.
L’invisibilité d’Ibañez, cependant, est normale et attendue après la disparition de Julio López, entre autres événements où des témoins clés ont été menacés, harcelés, fait l’objet de menaces armées. Et qu’un avocat jette le soupçon contamine la production de preuves. L’incertitude provoquée par la méfiance des témoins impacte davantage dans des procès de lèse humanité où les condamnations dépendent de ce que peut déclarer une seule personne. Mais ce ne sont que jérémiades. Il suffit de s’approcher de ce Secrétariat pour tomber sur le témoin mystérieux. Après avoir écouté l’avocat défenseur, il semble incroyable de pouvoir le voir, mais il est bien là, sur le trottoir. Ibañez porte un sac-à-dos bleu, un tee-shirt rayé et il a les cheveux courts et un visage presque identique à celui des vieilles photos qu’on connaît de lui. Il bavarde avec un avocat de la partie civile et deux personnes qui l’accompagnent. De temps à autre, ils échangent une blague et ils rient. Ibañezaussi rigole, accroché aux bretelles de son sac-à-dos.
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Comment devient-on avocat d’accusés de délits de lèse-humanité ? Le chemin normal : une affaire arrive à l’étape du procès et un avocat est désigné. En cas de refus (ce qui arrive peu), arguant du droit d’objection de conscience (tout avocat n’est pas disposé à défendre quelqu’un qui a appliqué la torture par la gégène à des femmes enceintes et autres choses du même acabit), il y a toujours ceux qui ne sont pas enregistrés, qui ne sont pas des magistrats, mais disponibles et avec l’envie de participer. Patricio Giardelli, le secrétaire général de coordination du Défenseur Général de la Nation, explique que pour les procès de lèse humanité, il est fréquent de faire appel à des avocats non magistrats, et qu’un système de légitimation est prévu. Comme les affaires sont nombreuses, extrêmement complexes et volumineuses, et les avocats en nombre insuffisant, pour que les défenses soient efficaces et qu’aucun accusé ne puisse demander la nullité du jugement faute d’une défense adéquate, on évalue les futurs avocats défenseurs de manière exhaustive, on les nomme à un poste élevé pour une rémunération en accord avec l’importance de leur mission. Cet effort donne des résultats, commente Giardelli, car jusqu’alors jamais un accusé de lèse humanité n’a remis en question le travail de son avocat défenseur désigné.
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Les avocats désignés par le ministère public n’ont pas d’attache idéologique avec ceux qu’ils défendent. De fait, celui que nous avons rencontré pour une entrevueva aux manifestations du 24 mars et a toujours étéproche des organismes des Droits de l’Homme. Mais rien n’est jamais suffisant. Le préjugé vit par lui-même,et s’alimente de quelques coïncidences comme celle dont notre homme a fait l’expérience. Lorsqu’il a demandé une mise en liberté, accordée par le juge, à cause de problèmes médicaux d’un des accusés qu’il défendait, celui-ci a profité de l’occasion pour prendre la fuite. Les accusés de délits de lèse humanité en cavalesont nombreux, au point qu’il semble exister un type d’organisation qui facilite leurs évasions. Quoi qu’il en soit, depuis qu’un de ses accusés s’est enfui, juges, procureurs et plaignants l’ont à l’oeil. On ne lui fait plus confiance.
Au-delà de ce cas, la méfiance envers les défenseurs désignés par le ministère public n’est pas gratuite. Comme le mentionne Julián Axat (avocat défenseur, catégorie jeune jusqu’en 2013), ces avocats investissent bien plusd’énergie et de moyens dans ce travail avec ce type d’accusés que dans les affaires de délits communs. Et si on constate chez bon nombre d’entre eux une certaine affinité idéologique lorsqu’ils emploient des arguments tel que « HéctorCámpora avait remis en liberté des organisations terroristes », « l’identification des corps de disparus par l’Equipe Argentine d’Anthropologie Médico-légale (EAAF) ne constitue pas une preuve », « Les organismes des Droits de l’Homme sont des espaces de dissimulation d’information pour convaincre le Pouvoir Judiciaire d’une vérité biaisée de l’histoire », comme le dit Axat, l’explication ne tient pas tant à l’idéologie qu’à la classe sociale. Parfois, celui qui possède le moins a une défense moindre, en temps et en qualité.
Néanmoins, si « les verdicts sont établis d’entrée de jeu », quelle est la meilleure défense possible ? Curieusement, en ce sens, avec les procès de lèse humanité, en Argentine apparaît une sorte de miroir. De la même manière que le combat pour « la Mémoire, la Vérité et la Justice » avait émergé et pris une force déterminante à partir d’organismes de témoignages, intégrés par des parents des victimes, ce sont aussi les parents des accusés (ou ceux-là mêmes), malgré le fait que l’Etat compte désormais avec des avocats défenseurs bien préparés et une bonne disposition, qui élaborent le plus de stratégies et consacrent le plus d’énergie à l’organisation de la défense.
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Nepal, début des années 70. M (à cause de la célébrité de ce cas, M ne veut pas être nommé) a dix-neuf ans et ignore qu’il sera amené un jour à devenir l’avocat défenseur de son père, accusé de délits de lèse humanité. M et un ami veulent rentrer en Argentine au terme d’une année d’un voyage initiatique qui a inclus des changements abrupts d’habitudes et de croyances, ainsi que l’abus de drogues dures. Comme ils n’ont que ce qu’ils portent sur le dos mais qu’il leur faut continuer, ils décident de boxer pour de l’argent. M a une corpulence assez frêle, son ami pèse plus de cent vingt kilos : aucun doute sur qui va devenir le boxeur. M assume rapidement le rôle de « représentant ». Il pacte un prix avec les organisateurs du match, gagné ou perdu, et la préparation commence. Le jour du combat, le rival népalais, une mouche à côté de l’Argentin volumineux, boxe bien mieux et, comme c’est parti,n’en fera qu’une bouchée dans les deux premiers rounds. L’endroit est bondé de parieurs et les Argentins, qui comprennent à peine les règles du jeu, sentent que l’issue peut être désastreuse. Mais voilà qu’au troisième round l’Argentin commence à courir après le Népalais comme dans une bagarre de rue, l’attrape et lui assène quelques coups ; si les organisateurs n’avaient pas stoppé la rixe, tout aurait bien mal terminé.
Le combat est suspendu, M et son ami touchent l’argent pacté et ils peuvent rentrer chez eux. Le début du retour en Argentine de M montre celui-ci en représentant d’un boxeur d’abord blessé par une mouche et qui est sorti de ses gonds. Ce n’est pas une métaphore. Il en est ainsi.
De retour au pays, la relation de M avec son père s’avère tendue et leurs relations sont pour ainsi dire nulles. M tarde à se faire à la vie qui va le transformer en avocat à succès. Ses expériences en Orient ont changé sa vision des choses et l’accompagnent sans cesse. Au début, il s’agit de tuniques et de bagues. Avec le temps, une fois désenchanté par la manière hippie locale, et après quelques lectures fondamentales du type « Récits d’un pèlerin russe », « La Philocalie », « Les Pères du désert », M réadapte le tout à une nouvelle compréhension du christianisme.
C’est le moment où M peut se rapprocher de son père. Une fois les distances relativement écourtées, et bien que M ne puisse décider si son père est un être vivant ou une statue, « s’il convient de l’embrasser ou de lui passer un chiffon de cire » dit M, leur histoire devient une version de la parabole de l’enfant prodige typique d’après les années 70.
Le cercle du « retour » commence à se refermer lorsque M décide d’assurer la défense de son père,jugé pour sa participation dans le gouvernement de Videla. C’est alors que M abandonne tout à nouveau. Cette fois non pas pour rejoindre le Népal mais pour défendre son père et quelques-uns de ses semblables, ce qui l’absorbe complètement. Par ailleursil commence à militer et participe à nombre des groupes en formation pour réclamer, dans les procès de lèse humanité, des procédures conformes au droit le plus strict. Leurs revendications vont des demandes d’illégalité de ces procèsà desdoléances minimes sur le manque de coordination entre décisions judiciaires et système pénitentiaire.
L’itinéraire vital de M se termineavec la fin de vie de son père. Ils sont dans la prison. Le père de M doit faire sa toilette pour des contrôles médicaux. Comme il a de sérieux problèmes de mobilité, M l’accompagne jusqu’à la salle de bain. Pour l’aider au mieux, M décide de se déshabiller. Le fils, nu, aide le père, nu. Pour M, c’est un moment mystique qui les connecte définitivement. Cela vaut plus que la vérité, que ce que son père a véritablement commis, etque nous apprendrons un jour ou restera secret à jamais.
Car la grande question sur les avocats défenseurs des accusés pour délits de lèse-humanité est : que savent-ils ? Se limitent-ils au dossier ? Procèdent-ils à des investigations sur les seuls faits imputés (des faits qui sont tangentiels, beaucoup trop à l’heure de reconstituerles derniers moments de chaque disparu) ? Croient-ils absolument aux récits des accusés où ceux-ci s’acquittent et qu’ils considèrent vrais ? Le faux-vrai des procès de lèse-humanité comporte autrement plus d’options que les multiple choice. Condamner ou acquitter implique savoir des choses. Qui ne sont même pas dites. Qui l’ont peut-être été dans l’obscurité des cabinets de ces avocats.
—Ceux que je défends n’ont rien fait, j’en suis certain —, ditFanego. Il est probable que lui, qui aime danser avec la plus moche, doive reconnaître que cettefille est, plus que tout, muette.
La question sur ce que savent les avocats défenseurs est patente face à la demande d’information la plus bureaucratique qui soit ; si elle peut donner une scène attendrissante comme celle de M et de son père, nus, elle ébranle aussi parfois.
EzequielRochinsteinTauro, né lors de la captivité de sa mère à la ESMA, demande au terme de sa déclaration du 4 novembre 2013 aux avocats défenseurs de rechercher, tout au moins, sa date de naissance véritable, pour lui permettre de fêter ses anniversaires. « Si la défense sait quel jour je suis né et quel était mon nom, je vous serais très reconnaissant de me le dire ».
L’interpellation, directe, ne demande rien aux accusés qui, au cours des quatre dernières décennies, ont peu parlé. Ce rôle est transmis à leur défenseur. Eux posent des questions normalement. Désormais, on leur demande aussi de répondre. Mais ils sont là à tambouriner avec leurs souliers en cuir dur sur la moquette de la salle d’audience, dans l’attente du passage du témoin suivant.
[1] Portail d’information judiciaire supprimé lors de l’arrivée au pouvoir du Président Mauricio Macri. Des 11 700 textes et informations publiées entre mars 2013 et décembre 2015, certains ont pu être sauvegardés et sont accessibles sur le blog suivant : http://cosecharoja.org/infojus/