Crónica

La mort du procureur


Le puzzle Nisman

Quand la dimension politique et la dimension policière s’entremêlent dans la bataille médiatique pour le vraisemblable, c’est peut-être la mieux orchestrée des deux qui l’emporte. L’affaire Nisman a produit d’énormes conséquences sur la politique et la campagne électorale argentine. La mort du procureur fait sortir du placard un acteur dont l’influence ne cesse de croître depuis le retour à la démocratie : les services d’intelligence. L’étroite relation entre ces services et certains secteurs de la justice fédérale est mise à nu. C’est de cette trame obscure et de cet homme seul que parle cette enquête.

Par: Sonia Budassi et Andrés Fidanza

Images: Guillermo Lizarzuay

La plus vaste et la plus moderne des salles de l’immeuble de Comodoro Py(siège de nombreux tribunaux, à Buenos Aires) est appelée Salle AMIA. On pensait que le procès de l’attentat qui a laissé 85 morts durerait 6 mois, tout au plus. Il a duré 3 ans et s’est terminé en 2004.Située en sous-sol, sans réseau pour les téléphones portables, équipée d’air conditionné, de micros, d’une vitre séparant les personnes présentes des juges, c’est celle qui peut accueillir l’assistance la plus nombreuse.

A chaque audience, face aux témoins et à côté des personnes mises en examen, l’un des avocats plaignants s’asseyait auprès du procureur Alberto Nisman. Tous les matins, avant de commencer, le procureur lui montrait, fièrement, un classeur plein d’articles de presse reprenant tout ce qui avait été publié sur le procès : un clipping. L’avocat était impressionné par l’attention que cet homme portait aux répercussions du procès.

Quand il prenait la parole devant les juges, Nismanparlait trop et trop vite.

- « Parle plus lentement, Alberto, même moi, qui connais bien le dossier, je ne comprends pas ce que tu dis », lui disait l’avocat.

Lors des premières audiences, Nisman se plaçait auprès des autres procureurs: Eamon Mullen et José Barbaccia. Tous les trois avaient signé, lors de la première instance, la requête d’engagement de procès où l’on assurait que la Police de la Province de Buenos Aires avait fait pression sur Carlos Telleldín pour qu’il vende la camionnette Traffic aux auteurs de l’attentat. Ils bougeaient tous les trois en bloc. Quand il a été évident qu’il y avait de faux témoignages, des imputations arbitraires et des preuves fabriquées, Nisman commença à prendre de la distance par rapport à ses collègues. Seuls sont restés visibles de cette alliance les textes signés par tous les trois.

Le 13 avril 2003, les juges Gerardo Larrambebere, Miguel Pons et Guillermo Gordoont ordonné que Barbacciaet Mullen soient écartés du dossier. Ils ont dit qu’ils savaient et qu’ils avaient occulté que Telleldín, mis en examen en tant que « participant nécessaire », avait reçu 400.000 dollars en 1996 pour témoigner contreles policiers de la Province de Buenos Aires.Barbaccia n’était pas présent. Mullen s’est levé en silence. Nismanest resté assis.

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Ceux qui défendent la figure de Nisman, se rappellent que le jour où Telleldínavait signé la fausse déposition, il n’avait pas encore intégré l’équipe qui enquêtait surl’attentat contre l’AMIA. Ceux qui le mettent en cause, acceptent que cela est vrai mais ils rappellent que le procureur avait commencé à travailler auprès de Mullen et de Barbaccia en juin 1997: c’est-à-dire qu’il a accompagné leurs présentations et leurs interventions jusqu’à la fin.

Nismanest entré à Comodoro Pydans le cadre de cette scène historique dans laquelle ses deux collègues sont passés à l’état de mort juridique. Les uns et les autres se demandent pour quelle raison Nisman n’est pas resté marqué par cette dissimulation, pourquoi il n’a pas fait appel de cette accusation contre Mullen etBarbaccia, s’il avait soutenu les mêmes choses qu’eux jusqu’au bout.

Dans le domaine judiciaire, pour cette raison et pour son étroite relation avec les services d’intelligence, malgré son travail permanent sur le dossier AMIA, la plupart des collègues de Nismanle voyaient avec des réserves.

Après la mort du procureurNisman, Mullen publia un textedans la section décès du journal La Nación.

* NISMAN, Alberto, Z.L. – Nich, je prie pour toi. Mes sincères condoléances à Sandra, Iara, Kala, Sara et Mario. Eamon Mullen.

Certains proches de Nisman interprètent ce texte comme un dernier message de réconciliation.

***

La plupart des 24 sources judiciaires consultées par l’équipe de Anfibia considèrent réelle et connue la relation étroite du procureur avec le Secrétariat d’Intelligence de l’Etat.C’était ça, le pacte depuis le début, quand en 2004 Néstor Kirchner, le Président de l’époque, avait donné de l’impulsion à l’enquête en mettant leSecrétariat d’Intelligence au service de la toute nouvelle UFI AMIA, à travers l’espion qui deviendrait par la suite l’ennemi dukirchnérisme, Antonio “Jaime” Stiuso. Toujours en strict off the record, les sources admettent que l’affaire Nismanlaisse au découvert une zone de cohabitation admise, normalisée et historique: celle des services d’intelligenceavec la justice fédérale. Onze personneshaut placées dans la justice fédérale, quatre qui ont travaillé au ministère public avec Nisman, trois plaignants, six anciens importants fonctionnaires de la Justice ou de la Sécurité l’admettent et le décrivent.Sur ce point crucial, vingt d’entre eux –presque tous— sont d’accord : cette relation est viscérale.Le seuls qui ne le confirment pas, ne le nient pas non plus : face aux questions, ils préfèrent éluder le sujet.

Un ancien camarade de Nisman et deux juges fédéraux vont jusqu’à dire (se protégeant toujours dans le off the record) que Nismanétait “un agent” d’intelligence. Quand on leur demande de définir précisément à quel service il aurait pu appartenir, deux d’entre eux assurent qu’il appartenait à la centraleaméricaine, la CIA, alors quela troisième source le considérait comme un agent du Mossad, le service secret israélien.

C’est difficile d’évaluer les affirmations de ces sources qualifiées.Dans les entretiens sur les services d’intelligence, dès qu’on essaye d’approfondir ce type d’hypothèse, on trouve la limite: le secret.

—« Si tout va bien, tu deviens procureur ou président du Congrès Juif Mondial. Si ça se passe mal, on t’envoie une arme. Alberto n’était pas seulement un procureur » —dit un ancien haut fonctionnaire qui était en lien avec Nismandans le cadre du cas AMIA.C’est facile de vérifier que plusieurs fois le nom de Nismanavait sonné comme candidat à la Procuration Générale.

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Un procureur fédéral et un juge fédéral ont entendu Nismanévoquer les luxueuses camionnettes noires qui l’attendaient à chaque fois qu’il allait aux Etats-Unis. Consulté sur ce point le procureur fédéral dit :

—« J’ai toujours pensé qu’il appartenait à la CIA: nousavons une fois assisté à un cours proposé par ce service secret. Il y avait Nismanet (María Romilda) Servini de Cubría ».

Et il réfléchit ensuite sur le lieu où il a été enterré, le cimetière juif de La Tablada.

—« Ils l’ont mis face au monument aux morts au service d’Israël, alors qu’il n’était pas particulièrement religieux ou pratiquant ».

Des sources liées au cimetière ont confirmé cette information: la tombe de Nisman est très proche du “Monument à la mémoire des morts dans la défense del’Etat d’Israël”: beaucoup plus que le carré où sont enterrées certaines des victimes de l’attentat contre l’AMIA.

—« Si tu divises le monde entre les gens de réflexion et les gens d’action, Nismanappartenait à ce deuxième groupe.Il aimait plus l’activité secrète que d’être procureur ».

L’ancien Directeur Exécutif de la DAIA, Jorge Elbaum, affirme que Nisman s’est suicidé et, sans la pudeur des autres, il accuse le procureur mort d’avoir monté l’enquête selon les nécessités de la CIA et du Mossad.

—« Sa camionnette était louée par une entreprise dirigée par la CIA ».

Sur cette information sont également d’accord, en « off », un procureur fédéral et un juge. Elbaum dit qu’à partir de 2009, Nisman a voulu l’“opérer”, lui et Sergio Burstein: l’Iran devait être coupable.

—« Ils l’ont utilisé jusqu’à la dernière minute, on lui a promis une grande récompense et, tout d’un coup, Nisman s’est retrouvé sans rien ».

***

Quand la dimension politique et la dimension policière s’entremêlent, les affaires deviennent une question de foi: la réalité devient extrêmement proche du subjectif ; dans la boue médiatique, c’est peut-être la mieux orchestrée des deux qui l’emportera. C’est la bataille pour le vraisemblable. Dans l’affaire Nisman, la trame juridique est mêlée aux trahisons intimes et aux loyautés corporatistes. Le puzzle de la mort du procureur réunit le terrorisme international et l’omniprésence dela CIA, le Gouvernement, l’opposition qui accuse la Présidente Cristina Fernández de Kirchner du crime, les lectures du travail de Nisman, son obsession et sa vanité personnelles. Les conflits historiques deviennent stridents: l’autonomie de certains secteurs du Secrétariat d’Intelligence (SI); les relations entre la justiceet les services. Tant que l’évidence le permettra, on mettra en avant ou on dissimulera l’importance de chaque pièce. Au-delà de ce que la procureure Viviana Fein découvrira sur ce qui s’est passé le dimanche 18 janvier dans la salle de bains de l’appartement de l’immeuble Le Parc (domicile de Nisman), la “zone opaque”dans laquelle évoluent les juristes etles services d’intelligence devient de plus en plus évidente.

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Les liens entre un haut fonctionnaire de justice et les services secrets ne se tissent pas du jour au lendemain.Ils reposent sur la construction d’une relation personnelle qui comprend des aspects sociaux agréables, voire même du partage de temps libre. L’amitié souvent déteint sur la relation professionnelle.

Un procureur fédéral dit qu’une offre pour participer à une opération peut surgir dans une conversation quelconque, peut-être autour d’un verre avec l’ami espion.L’autre laisse se glisser la proposition.

—« Si tu ne freines pas la chose immédiatement, tu es en train d’envoyer un message ambigu et les propositions vont continuer à tomber. Moi, on m’a posé la question suivante : « Si on te faisait parvenir une information t’amenant à enquêter sur la Présidente, qu’est-ce que tu ferais ? ». J’ai répondu que cela ne m’intéressait pas. « Je ne vais pas m’associer avec toi pour déséquilibrer un Gouvernement démocratique ».

***

A 24 ans, Nisman se coiffait avec la raie sur le côté et portait une fine moustache à la façon de Clarke Gable, qui lui donnait un faux air de policier. Fils de Sara Garfunkel, propriétaire d’une pharmacie, et d’un entrepreneur textile, Isaac Nisman, sa situation économique le mettait une marche ou deux au-dessus du reste des avocats de son âge qui travaillaient au Tribunal provincial Nº 7 de Moron, dont le titulaire était le juge Alfredo Ruiz Paz. Le secrétaire était Santiago Bianco Bermúdez, le même qui est aujourd’hui l’avocat d’Antonio Stiuso. Entre la chaleur asphyxiante de cet immeuble où il y avait encore des toits en tôleet son rôle subalterne dans la hiérarchie judiciaire, Nismann’était pas obligé de porter le costume.Malgré les trajets dans les trains bondés entre les stations de Onceet de Morón, il portait veste et cravate quasiment tous les jours. Il était mince et aimait jouer au tennis. Il n’était pas un juif pratiquant, mais son nom de famille faisait de lui une exception notoire dans un monde catholique.

Ses collègues de l’époque, ceux qui ont de l’estime pour lui et ceux qui n’en ont pas, sont d’accord pour dire qu’il était déjà vaniteux et audacieux. « Regarde, c’est une carte VIP de la disco Cielo », disait-il a un ancien camarade. « Où l’as-tu dénichée ?», a voulu savoir l’autre, intéressé lui aussi par la possibilité d’entrer dans la partie réservée de la discothèque. « J’ai réussi à l’avoir grâce à l’influence d’un ami policier », se vantait-il.

Un autre ancien camarade qui voyageait en train avec lui depuis Morón, le décrit sans pitié.

—« Toujours, depuis le début, il était en compétitionavec les autres ».

Rapidement, de ce tribunal provincial, Nismanfaisait le saut vers le tribunal fédéral de Morón.

—« Là, il a cessé de nous saluer ».

***

Au restaurant Itamae, du quartier de Puerto Madero, Nismandemandait toujours la même chose: sashimi de saumon, sashimi de thon rouge, un roll New York de saumon et d’avocat et un niguiri de langoustines sans queue. Ça, une bouteille d’un demi-litre d’eauet un jeu de baguettes en bois.Il s’asseyait tout seul dans un box un peu à l’écart. Il préférait ceux qui sont face au fleuve.

Chaque dimanche à midi, il répétait ce rituel avec ses deux filles, Iara, de 15 ans, etKala, de 7. Les filles gardent les selfies qu’ils se faisaient là tous les trois.

Depuis 10 ans, à la différence des autres procureurs, qui travaillent sur des centaines d’affaires à la fois, le seul travail de Nismanétait l’enquête sur l’attentat contre l’AMIA, qui avait eu lieu en 1994.

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Le vendredi 16 janvier à midi, moins de 48 heures avant sa mort, il est arrivé au restaurant Itamae, situé à quatre cent mètres de chez lui, dans les Tours Le Parc, et a fait sa commande habituelle. Alors que d’habitude il passait inaperçu dans ce restaurant, ce vendredi-là il était déjà devenu unesorte de célébrité de la politique, après avoir dénoncé la Présidente Cristina Fernández de Kirchner pour dissimulation dans l’attentat contre l’AMIA. A deux mètres de son box, un homme fit avec une certaine fierté ce commentaire à la serveuse : « C’est le procureur Nisman, celui qui a dénoncé Cristina”.

Le lendemain, à deux heures de l’après-midi, 20 heures avant de mourir, Nisman envoyait l’agent de la police fédérale RubénBenítez, d’une moustache particulièrement épaisse, chezItamae, avec sa commande de sushi détaillée sur un papier. Des dix agents qui se relayaient par deux pour le protéger, c’était lui le plus ancien et surtout, celui en qui le procureur avait le plus confiance.

—« Ne mets pas de piquant, il n’aime pas ».

10 minutes plus tard, le sous-officier Benítezétait de retour dans le restaurant.

—« Ajoute-moi le wasabi, s’il te plaît » – demanda-t-il à la serveuse.

Le dimanche de sa mort, les responsables de sa surveillance étaient les sous-officiers Armando Nizet Luis Miño. La veille, Niz lui avait demandé la journée car il devait se soumettre à une intervention chirurgicale du rein le mardi suivant, mais Nisman, peut-être par peur, lui refusa la journée libre.

Nizet Miño sont arrivés à la Tour Le Parc à 11h du matin, comme ils l’avaient convenu avec le procureur. Depuis lors, selon le récit qu’ils ont fait à la procureure Viviana Fein, les policiers ont attendu, sonné à la porte, appelé la secrétaire de Nismanet enfin sa mère, Mme Sara Garfunkel. Ils sont entrés dans l’appartement après 22h30, avec l’aide d’un serrurier. Niz a été le premier à trouver le corps: Nismanavait encore dans la main droite l’arme que lui avait donnée Lagomarsino. Une semaineaprès sa mort, le chef de la Police Fédérale, M.Román Di Santo, mettait Miño etNiz en disponibilité: c’est inexcusable qu’ils aient mis presque douze heures pour vérifier si l’homme dont ils avaient en charge de la sécurité était en danger. Et surtout, ne pas avoir prévenu leurs supérieurs de ce qui se passait.

Dans le dossier, il y a une demi-heure qui reste comme un trou noir dans l’affaire, a informé l’agence InfojusNoticias.Le mystère c’est de savoir ce qui s’est passé dans ces moments-clé : depuis que la mère de Nismanet Nizont trouvé le corps et constaté la mort et depuis l’appel au 911 et l’arrivée du premier policier. A aucun moment les gardes du corps n’ont communiqué à leurs chefs que le procureur était étendu dans un bain de sang avec un pistolet à la main dans la salle de bains de son appartement.

***

Le 23 janvier 1989, le Mouvement Tous pour la Patrie (MTP) attaquait le Régiment d’Infanterie Mécanisée N°3, de La Tablada. L’opération, dirigée par Enrique GorriaránMerlo, s’est soldée par 39 morts (entre civils, policiers et militaires) etquatre militants disparus.

Le juge Larrambebereest arrivé au Régiment peu après le Président RaúlAlfonsín, environ vers 10h, le mardi 24 janvier. Dans le Bureau de Logistique, situé dans les terrains du fond du Régiment, il a fait une reconnaissance rapide des détenus. Ils étaient à moitié nus, attachés et face à terre. Le lendemain, il constituait le Tribunal dans la caserne et commençait à prendre les dépositions de tous les militaires.

Nisman, qui à l’époque avait 26 ans, passait ses vacances àFlorianopolis, au Brésil. Il était avec un ami del’adolescence à qui, des années plus tard, il offrirait un très généreux contrat à l’UFI-AMIA. Quand il a appris par la télévision que la caserne de La Tabladaavait été attaquée, il a décidé d’avancer son retour de vacances.Larrambebereavait besoin d’un autre secrétaire pour l’aider dans l’instruction de l’attaque : Nisman a eu le poste.

Larrambebere, chef de Nisman, a enquêté sur l’attaque, sur la plainte pour contraintes illégales présentée par les militants du MTP détenus en dehors de la caserne et sur la supposée disparition de Iván Ruiz et de José Díaz.

Sur les tortures et les maltraitances, le juge dit qu’il n’avait pas trouvé d’éléments probants.Pour la disparition de Ruiz et deDíaz, il chargea Nismande suivre la piste avec les hommes de l’armée qui les avaient eus sous leur garde. Selon eux, Ruiz etDíazréussirent à s’échapper de la Garde de Prévention, en sautant par la fenêtre au moment où le toit s’effondrait, dévoré par le feu qui consumait la structure.

Nismanvalida l’incroyable récit officiel: les deux guérilleros réussirent à prendre la fuite désarmés et blessés, après huit heures de combat, avec la caserne entourée de policiers et de militaires.

Il y a trois ans, pour une partie de la recherche pour leur livre La Tablada. Vaincre ou mourir. La dernière bataille de la guérilla argentine,Pablo Waisberget Felipe Celesiaont demandé un entretien àNisman, qui était déjà à la tête de l’UFI-AMIA.

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Après s’être annoncés auprès de la sécurité de la réception et ensuite de la sécurité à la sortie de l’ascenseur, ils ont trouvé Nisman. Éloquent et aimable, il semblait plus intéressé par leur récit que par donner sa version des événements de La Tablada. Il avait l’habitude de traiter avec des journalistes. Il les reçut dans le salon des réunions du service —unelongue table,  des chaises en bois et un drapeau argentin dans un coin—, au septième étage de l’immeuble de la rue HipólitoYrigoyen 460, juste en diagonale avec la Casa Rosada (siège du Gouvernement).

Les journalistes l’interrogèrent sur le dossier judiciaire de La Tablada, dans lequel les services d’intelligence de l’Armée et même de Service d’Intelligence de l’Etat (SIDE) sont intervenus depuis la première minute, et très en particulier sur les guérilleros Ruiz etDíaz. Nisman donna une réponse suggestive, encore ignorée de nos jours :

—« Avez-vous pensé ou senti que les militaires mentaient ? »

—« Pas à ce moment-là, mais longtemps après, oui. Ils les avaient sorti vivants de la caserne. Il y avait ceux qui pensaient qu’évidemment ils les avaient sortis et ensuite tués, et ceux qui ne le croyaient pas. Certains disaient que dans le tumulte du combat, comme l’avaient déclaré certains militaires, il était vraisemblable qu’ils aient été tués.Je ne dis pas cinquante et cinquante, mais légalement on en était là. Le doute subsistait, mais il n’y a avait pas de preuves dans le dossier ».

L’affaire de La Tablada marqua un point d’inflexion dans sa carrière. Nisman consolida son profil judiciaire: il est devenu secrétaire et ensuite Procureur Général auprès des Tribunaux Oraux en Matière Criminelle de la ville de San Martín. Il y resta presque trois ans, avant d’être convoqué comme assistant de Mullen et de Barbaccia, legrand tremplin suivant de sa trajectoire.A San Martín, une fois promu Procureur, il a eu maille à partiravec une juge de fier lignage progressiste : LucilaLarrandart. Il travaillait sa patience et ils n’ont pas eu de conflit majeur. Mais la décoration du bureau de Nismanen disait très long: une carte des Iles Malouines sous le verre de la table basse; des plaquettes de la Police Fédérale, une plaquette de la Gendarmerieet une casquette de la DEA accrochée dans un coin.

*** 

Depuis son conflit avec Mullen etBarbacciail est devenu un paria aux yeux corporatistes de la famille judiciaireet, quand en 2004, à l’initiative de NéstorKirchner, il se retrouva à la tête d’un service exclusivement consacré à l’affaire AMIA —avec Marcelo Martínez Burgos—, sa condition d’ « étranger » est devenue encore plus forte. Il déménagea du neuvième étage de l’immeuble de l’avenue Comodoro Pyvers des bureaux face à la Place de Mai, réduisant ainsi au minimum les contacts avec d’autres procureurs et juges fédéraux.

L’un des seuls juges qui estimait Nisman, qui en plus met en avant sa « courageuse dénonciation » du pouvoir politique pense qu’ «au bout de dix ans, une enquête finit par déteindre sur soi. Il a commis l’erreur de ne pas travailler avec quelqu’un lui apportant une autre perspective ou un deuxième regard ».

Nismanessaya de se faire rejoindre par la main droite qui lui manquait. En 2005, il appela le Procureur Général de la Chambre Fédérale de Cassation, Javier De Luca, et lui offrit de travailler avec lui sur le dossier AMIA.

—« Excuse-moi, mais je ne veux pas m’enfermer dans une seule affaire », avait été la réponse.

Bien que ses collègues étaient jaloux du budget mis à sa disposition, de la structure et de l’énorme autonomie dont jouissaitNisman, il n’y en avait pas beaucoup pour vouloir rejoindre une enquête si complexe et sous la pression des familles des victimes qui, désespérées, fatiguées, demandent justice et ne pardonnent pas les magouilles du procès précédent. A plus de dix ans de l’attentat, il était impossible de trouver de nouvelles pistes et aucun procureur de prestige n’était prêt à faire un pari si risqué. En 2007, son camarade de l’unité, Martínez Burgos, s’est vu lié à un scandale pour un supposé trafic d’influenceavec un avocat des Iraniens, et il a dû démissionner.C’est ainsi que Nisman concentra toutle pouvoir et toute l’information de l’UFI-AMIA. C’est ainsi qu’il commença, selon un ami à lui, à “vivre” le dossier plus qu’à le travailler. Sergio Burstein, qui a toujours été critique à l’égard de Nisman, raconte que, comme lui, il se levait à six heures et demie du matin.« Il avait un caractère fort. Il voulait toujours te convaincre, coûte que coûte, il était comme un moulin à paroles. Sur ce plan-là, on se ressemblait ». Son ami, le Procureur RaúlPlee, organisateur de la marche du 18 février, dit: “s’il devait travailler 10 heures, il le faisait. Il était comme un cheval de manège, il n’arrêtait jamais ”.

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Tous les jeudis après-midi, dans le gymnase du rez-de-chaussée, Nismancommençait à faire chauffer le tapis roulant. Son entraîneur lui avait conseillé de mieux profiter du temps d’exercice.

« A quoi ça lui aurait servi, que je le voie marcher? »

Méticuleux, une seule fois il est arrivé trois minutes en retard, il s’en est excusé plusieurs fois. Daniel Tangona lui suggéra d’arrêter de courir et de ne pas utiliser de poids dans les exercices où il faut s’asseoir. Pour réduire les douleurs lombaires, il lui changea sa routine contre de la gymnastique fonctionnelle. Deux semaines plus tard, Nismanlui envoya un mail pour le remercier : les douleurs avaient disparu.

S’il faisait chaud, Nismanallait dans l’une des troispiscines de l’immeuble Le Parc. Torse nu, avec un maillotde bain bleu et ses lentilles de contact qui faisaient ressortir ses yeux bleus, il lisait dans l’un des transats, sonNextelet ses deux portables à côté. Toujours seul. 

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L’UFI-AMIA est une sorte de procuration générale VIP. Pour 2015, sont budget était supérieur à 31 millions de pesos. Il employait 45 personnes, dont dix ne faisaient pas partie du personnel stable de la justice.Indépendants, avec des salaires plus élevés quela moyenne de la Procuration Générale, ils organisaient leur quotidien avec une très grande flexibilité. Nisman lui-même était payé 100.000 pesos nets, 40.000 de plus que la moyenne de ses pairs.

Sans obligation d’être présentes dans les bureaux, ces personnes avec des contrats à part reportaient directement à Nisman. De cegroupe de dix personnes, le plus célèbre aujourd’hui s’appelle Diego Lagomarsino, 35 ans, technicien en informatique et travaillant depuis 2007 pour Nisman.

Lagomarsino touchait 41.280 pesos par mois et c’est lui qui, le samedi 17 à 20h30 a prêté le pistolet Bersa 22 à Nisman. Sur la liste des revenus, suit Claudio Rabinovitch, avec 32.400 pesos. Avocat et journaliste, son travail était de résumer les articles de presse et de le conseiller en matière de communication. Nisman ne se satisfaisait pas du contact personnel qu’il avait avec un groupe de journalistes spécialisés dans le dossier AMIA, ni avec l’appui d’une société de conseil externe. En effet, pour améliorer le profil médiatique qu’il voulait toujours donner à son travail, il avait engagé en 2009 une agence de presse et de communication rutilante sur le marché. Sa propriétaire est très efficace en matière de relations publiques et connue pour organiser des cocktails où elle mélange le monde de l’art et de la culture avec celui de la politique et del’économie. Parmi ses clients, outre l’Unité Spéciale AMIA,elle compte Papier Presse, le Groupe Clarin, le journal La Nación, laRevista 23 etdes marques comme Cartier, Baume &Mercier et Estée Lauder.

Aussi bien Lagomarsinoque Rabinovitchont vu le 9 février dernier leurs contrats résiliés par la Procuration Générale de Mme GilsCarbó.

Leshuit autres personnes sont des femmes. Leur rôle au sein de l’UFI-AMIA n’est pas encore clair. Aucune d’entre elles n’a plus de 35 ans : Marina Pettis (licence en nutrition, touche 28.780 pesos), Felicitas Mas Feijoo (20.525 pesos), María Victoria Buigo (17.700 pesos), Magalí Dietrich (16.225 pesos). Le service du Procureur dépensait 2.541.660 pesos par an dans ce type de salaires.

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En 2013, dans l’énorme salle de sessions des Nations Unies, Sergio Burstein, ancien mari de l’une des victimes, était assis auprès de sa fille Rita dans l’un des balcons. Il attendait le discours de Cristina Kirchner sur le mémorandum avec l’Iran. Son Nextel sonnait tous les quarts d’heure. C’était toujours Alberto Nisman.

—« Raconte-moi ce qu’elle va dire ».

Il avait fait pareil en 2012 et en 2011.

—« Alberto, arrête de me casser les couilles, je t’ai déjà dit que je n’ai aucune idée. Ou tu penses qu’ils m’avancent les discours, à moi ? »

—« Arrête papa, s’il te plaît, nous sommes là, arrête de discuter », lui demandait sa fille, assise à côté de lui.

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Les politiques de séduction des services d’intelligence dont parlent les personnalités du pouvoir judiciaire sont variées et dépendent du procureur, du juge, du magistrat ou des besoins des services.

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Les techniques les plus intenses peuvent consister en des invitations, à des bars ou à des fêtes privées.Et, à un certain moment, en une offre de drogues. Le lendemain arrivent les photos compromettantes et peut-être une menace ou une demande.Et cette personne-là, elle « n’a plus la paix ».Le juge NorbertoOyarbide a accusé d’extorsion les agents de la SIDE dans l’affaire à laquelle il a été mêlé en 1998.

Ce n’est pas toujours comme ça. Beaucoup fréquentent des lieux de socialisation pacifiques, des barbecues avec les anciens de telle ou telle école catholique, des dîners dans les cercles de policiers. Des cocktails dans les Ambassades.

Plusieurs procureurs assurent que tout dépend de l’ambition de celui qui est visé : certains se contentent de voyages à des congrès, d’autres préfèrent de l’argent en liquide. Mais il y a aussi ceux qui sont en dehors des magouilles et vivent de leur salaire, avec leur voiture officielle avec chauffeur.Ils ne se laissent pas influencer. Trois sources disent qu’il y en a “beaucoup, dans les services,” qui ne travaillent pas comme agents. Ils sont législateurs, procureurs, hauts fonctionnaires ou journalistes”. La stratégie du réseau comprend beaucoup d’acteurs qui «  font partie des services sans le savoir ». Ils opèrent à un niveau spécifique d’un plan général. Ils portent des enveloppes, parlent à des gens pour les influencer,mais ignorent le but ultime. “Ils prêtent des armes en toute innocence”, dit un haut fonctionnaire de la justice qui a connu Nisman. Il est probable qu’à un juge fédéral qui intervient dans de nombreux dossiers on ne lui demande qu’un service sur telle ou telle affaire.Avec le reste, il aura une liberté absolue. Nismanétait tout seul et dépendait des recherches d’Antonio Stiuso. « C’est à ça que se limitait sa liberté”, conclut-il.

***

Il y a encore quelques semaines, Stiusoétait encore un agent secret,il était Directeur d’Opérations de la SI. Stiuso,on l’appelle “Jaime” ou “l’Ingénieur” et enquête sur l’affaire AMIA depuis 1994, bien que son intervention ait varié avec le temps. Son nom est maintenant presque aussi cité que celui de Nisman. Jusqu’en 2004, avant que Gustavo Beliz ne montre son visage à la télévision, —son procès pour violation d’un secret d’Etat n’est pas encore terminé—, seulement quelques journalistes judiciaires connaissaient ses traits. Qu’il ait été en relation avec Nismanc’est tout à fait logique: dans les affaires de terrorisme international, c’est les services d’intelligence qui mènent les enquêtes.Stiusoa été renvoyé du Secrétariat d’Intelligence le 18 décembre 2014. Nisman l’avait appelé plusieurs fois le 17 janvier, avant sa mort.

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José María Ugarte, spécialiste en intelligence en Amérique Latine et professeur à l’Université de Buenos Aires,  n’est pas trop surpris par l’affaire Nisman, qui remet en lumière des conflits internes entre des secteurs de la SI. La conduction politique du Secrétariat n’est pas réelle, dit-il. Celui qui dirige,se limiteà transmettre les besoins du pouvoir politique du moment. “Vers le bas, Stiuso représentait, oui, une conduction plus effective, bien que vers l’intérieur, il y a toujours de la marge pour des opérettes politiques mineures”. Ugartea fait partie du groupe de rédacteurs de la Loi d’Intelligence, sanctionnée 18 jours après l’explosion sociale des 20 et 21 décembre 2001, quand la SIDE est devenue la SI.

Un législateur expert en la matière dit que durant le Gouvernement de Menem, la SIDE était corrompue, mais que la conduction politique était claire, avec Carlos VladimiroCorachet Hugo Anzorreguy. Les Gouvernements des Kirchner ne sont pas intervenus politiquement au niveau des dirigeants, ils ont laissé les gens de la gestion interne sans un leader clair. Les relations entre les services d’intelligence et le pouvoir judiciaire étaient devenues intenses dans les années ‘90 et ont créé une série d’habitudes. Les fonds réservés ont augmenté : on les détournait pour verser des compléments de salaires à juges et hauts fonctionnaires.

A la stratégie vient s’ajouter quelque chose de plus terre à terre, de presque syndical. Durant la démocratie, les agents ont beaucoup appris sur les aléas des dépenses publiques consacrées à leur secteur. Comment doit faire un chef s’il apprend tout d’un coup que le gouvernement envisage de réduire ses budgets ? Que se passe-t-il avec les agents qui sont infiltrés par exemple dans la Triple Frontière, qui enquêtent sur la contrebande, et qui sont payés aumois et non pas à la tâche ? Le recrutement pour des travaux spécifiques se fait dans divers groupes sociaux.Souvent, le personnel de nettoyage peut toucher un plus pour regarder pendant qu’il balaye, raconte un ancien haut fonctionnaire qui est intervenu pour aider à démanteler des groupes inorganiques. La solution c’est d’utiliser les fonds pour d’autres initiatives économiques : illégales, comme celles dénoncées par Lorena Martins, mais aussi légales pour pouvoir maintenir, en cas de crise, la structure des ressources humaines. Dans ce monde d’opacité, personne ne doute que Stiuso ou les chefs renvoyés de la SI,aient pu avoir des problèmes économiques. 

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—« Nismanétait aussi un type nerveux ».

L’avocat aux yeux et à la barbe très noirs dit avoir lui aussi des plaques de psoriasis dans les jambes, comme celles que Nisman avait sur la tête et qui l’obligeaient à mettre de la crème.Quand il a commencé à travailler dans l’affaire AMIA, l’avocat était toujours rasé et en costume, et connaissait tous les détailsdel’affaire. Aujourd’hui, plus détendu, en polo et tennis en cuir, il répète ce que l’on entend dans l’immeuble de l’avenue Comodoro Py: “Je le voyais tout le temps avec Stiuso”, qui avait convaincu tout le monde  « qu’il allait enquêter vraiment ». Et cet homme, loin maintenant de Comodoro Pyet de l’Unité AMIA, n’était pas d’accord avec le Procureur Nisman: il était et continue d’être convaincu que les démarches que la SI lui faisait faire étaient un “scénario écrit par la SIDE et dirigé par la CIA et le Mossad. Nismann’était que l’exécuteur”.

Cet avocat disait souvent à Nisman, après les réunions, en dehors du bureau:

—« Stiuso va t’envoyer enquêter là où il le voudra ».

Le témoignage de cet ancien haut fonctionnaire de la justice résulte crédible non seulement à cause de sa conviction sur les relations entre le procureur et l’espion, mais parce qu’en même temps qu’il le critique pour sa coercition sur la justice, il fait son éloge en des termes très masculins: un type “génial”, “très intelligent et simple”; “super charismatique ». « Il ne met jamais de cravate, ils est toujours en tennis et, avec tout l’argent qu’il gère, il vit très modestement. Et il a toujours huit pas d’avance dans sa pensée ».

—« Que peux-tu attendre? Qu’un type des services d’intelligence soit quelqu’un de bien ? Ça non. Mais il était vraiment brillant. Il réussissait à faire que tu le respectes ».

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Le rapport local avec le Mossad et la CIA dans l’affaire AMIA date, bien évidemment,  d’avant l’entrée en jeu de Nisman et parfois, dépasse les règles admises en matière de coopération.L’avocat et les parties civiles se rappellent que le secrétaire d’un procureur israélien avait été autorisé à voyager pour rencontrer Telleldín en prison. Tout a été fait sans laisser un registre des conversations comme l’exige la loi, sans la présence d’un juge ou d’un procureur, comme onpeut le constater dans l’arrêt du Tribunal.

Apparemment l’homme ne travaillait pour aucun procureur israélien.

—« Il faisait partie du Mossad. » 

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Nisman vivait en état de paranoïa. Il dénonçait chaque menace qu’il recevait, même les plus invraisemblables.En raison de ce stress, il avait changé les séances de psychanalyse contre une thérapie plus pragmatique: L’Art de Vivre. Sa professeure de respiration était la coordinatrice pour l’Amérique latine, BeatrizGoyoaga. Par recommandation d’un juge fédéral, il faisait aussi de l’acupuncture dans un cabinet de l’Avenue Santa Fé. La première fois qu’il a vu cet acupuncteur, un homme de son âge, il lui a semblé lui trouver un visage familier. C’était un ancien combattant de La Tablada. Il n’avait pas de rancœur contre lui.

La première plainte de Nisman pour de supposées menaces fut à la mi-2010 contre le juge fédéral Claudio Bonadío, l’ancien ministre de l’Intérieur Carlos Corach, son fils Maximilianoet l’ancien commissaire Alberto “Fino” Palacios. Par mail, il avait reçu un document qui énumérait des supposées réunions entre les Corach, PalaciosetBonadío pour l’écarter de l’affaire AMIA. Le 12 juillet 2010 il s’est présenté devant un procureur et les a signalés tous les quatre.

-« Je n’ai jamais été convoqué, ni n’ai rien entendu ni ne savais rien”, assure surpris Corach junior, aujourd’hui président du comité communal de Palermo pour leparti de Mauricio Macri. Actif sur Tweeter et dirigeant du staff de Horacio RodríguezLarreta, il jure méconnaître la trame qui le met en lien avec les menaces.

Ensuite, Nismanavait expliqué au service de la procuration N° 10, de Diego Iglesias, que des “membres du groupe Quebracho verraient avec plaisir la mise enpratique de ces menaces”. Pour son histoire violente et sa sympathie à l’égard de l’Iran, le groupe était pour Nisman la représentation de la peur.

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Le samedi 17 janvier, alors qu’il travaillait sur ses dossiers et passait des paragraphes au surligneur fluo, en parlant de la présentation de la dénonciation au Congrès, Nisman avait dit par chat à un journaliste: « J’espère que le gouvernement ne va pas laisser entrer Quebracho ».

L’affaire de 2010 est restée sans suite. « Les téléphones de l’un des dirigeants et de sa famille avaient été mis sur écoute, mais il n’est sorti absolument rien », nous dit-on au service du procureur. Jusqu’au moment de sa mort, Nismansuivait très attentivement cette enquête, il était persuadé qu’ils voulaient l’attaquer.

Des mois plus tard, Nisman dénonçait Agustín Zbar, un dirigeant de la communauté juive.Candidat à la présidence de la DAIA. En août 2010, il avait assuré devant le juge fédéral Ariel Lijo que Zbar, ancien haut fonctionnaire de la Ville de Buenos Aires quand elle était dirigée par Jorge Telerman, l’avait appelé pour le menacer.

La présentation devant Lijoa eu un impact sur les élections dans la DAIA, à tel poit que Zbar a été obligé de retirer sa candidature. “En vue d’éviter un ridicule que son égo n’aurait pas pu suporter, Zbar décida de se retirer et il a trouvé l’excuse parfaite”, avait dit alors Nismanà l’Agence Juive d’Informations. Le juge Lijo, qui à son tour s’occupe de l’affaire pour dissimulation dans le dossier AMIA, a accordé un non-lieu à Zbar l’année dernière : les supposées menaces étaient “inextricables”.

Nisman, arrête de faire chier avec le Mossad”, “Nisman t’es marqué”, menaçaient les mails que Nismandisait avoir reçu en août 2012, en novembre et en mars 2013. Encore une fois, Nismanportait plainte. Et sa plainte a été ajoutée à celle du Ministère de la Sécurité, en raison d’une série de “hackings” à des ministres et des députés qui a été connue comme Leakymails, une sorte de wikileaks national et pointant certains secteurs des services d’intelligence.

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Au milieu du divorce de Nisman d’avec son ex, la juge Arroyo Salgado, elle enquêtait sur un important réseau d’espionnage, avec des points en commun avec les plaintes portées par son ex-mari. En 2012, elle a fait un procès à Juan Bautista “Tata” Yofre, ancien chef de la SIDE à l’époque de Menem, au général à la retraite Daniel Reimundeset au titulaire de Seprin pour l’interception d’e-mails de hauts fonctionnaires. Elle a accusé les journalistes Carlos Pagniet Roberto García de “dissimulateurs”. Un combo entre représentants de la SIDE, l’armée et les médias. La juge est maintenant sur le point d’avoir à statuer sur l’engagement d’un procès oral présenté par le procureur du dossier.

Sauf dans la croisade contre Zbar, devant chaque plainte de Nisman, “Jaime”Stiuso apparaissait immédiatement après pour révéler des menaces presque identiques contre lui-même. Les juges, malgré les demandes de l’agent, essayaient toujours de les mettre dans des affaires à part.

La dernière menace reçue par Stiuso incluait une photo du domicile de sa fille aînée et de l’œuvre de “sicaires” mexicains, “comme une façon de lui montrer ce qu’ils pouvaient faire”, expliquait un secrétaire du quatrième étage de l’immeuble de Comodoro Pyqui avait vu le dossier de l’enquête macro sur les « hackings » et les mails interceptés.Suite à cette présentation de Stiuso, ses filles ont aujourd’hui des gardes du corps, y compris celle qui travaille dans l’un des tribunaux fédéraux de Comodoro Py.

En février 2013,Nisman présenta un nouveau dossier auprès du tribunal n°9. Quelques semaines plus tard, Stiusoportait plainte lui aussi, avec d’autres agents du Secrétariat d’Intelligence. Les mails reçus par le procureur et par l’ancien agent de l’ex-SIDE étaient presque identiques, seulement le nom de la personne menacée changeait: Nisman o Stiuso.

Respire, inspire, ignoreet vis”, conseille un mantra de l’Art de Vivre. C’est cette phrase que Nismanmettait sur whatsapp le vendredi avant sa mort. Selon les instructeurs de cette organisation à succès, le conseil d’ignorer concerne “les attitudes des autres personnes visant à faire du mal”.

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Après les déjeuners à La Recova, le bar du patio duCabildo, où il avait l’habitude de se réunir avec un avocat concerné par le dossier, Nismanmarchait une cinquantaine de mètres et retournait à son bureau.Dans ces déjeuners, il ne prenait jamais du vin : toujours du Coca ligth.

Derrière ses secrétaires, la porte vitrée en bois blanc du bureau de Nismanétait presque toujours fermée. Avant les réunions, il avait l’habitude de parler à sa fille Iara, avec qui il a voyagé à Amsterdam, Paris et Madrid en janvier, cadeau de ses 15 ans. En général, sauf quand il travaillait avec le procureur Martínez Burgos, il recevait tout seul les familles des victimes de l’attentat contre l’AMIA; lebureau impeccable, sans un papier, lesdossiers bien rangés.

—« Dis-moi où sont les avancées?Tu te rends compte que tu ne fais rien? »—lui avait dit une femme aux cheveux blancs. A ses côtés, l’avocat des parties civiles, Sergio Burstein, et deux autres personnes de la famille acquiesçaient en silence.Nisman s’était levé de son fauteuil avec aplomb. Les cris et les mauvaises manières de la femme ne l’altéraient pas.

—« Bien sûr que nous avançons »— dit-il et il ouvrit la porte pour crier— « Martín, amène le dossier que je t’ai donné hier, s’il te plaît! »

Nisman ne s’énervait jamais quand quelque chose comme ça arrivait. Il appelait ses collaborateurs pour qu’ils montrent de l’information additionnelle, il argumentait une fois et plusieurs fois et donnait aux familles des victimes l’espoir de nouvelles pistes. Ceux qui participaient à ces réunions sont tous d’accord : « Il n’était pas de mauvaise foi »

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“Comment, tu ne connais pas Jaime? »,s’exclamaitNisman, surpris, devant le journaliste Santiago O’Donnel en 2011.Il voulait parler des câbles de l’ambassade américaine que lejournaliste avait publiés dans le livre Argenleaks. A la différence de la réunion avec WaisbergetCelesia, il invita O’Donnell à son bureau avec vue sur la Place de Mai.

Les WikiLeaks publiés par O’Donnell montraient que la ligne d’enquête suivie par Washington, à travers son Ambassade à Buenos Aires, coïncidait avec celle de Nisman: rejeter la faute sur l’Iran.Certains câbles montraient une attitude de pleine obéissance à la volonté américaine.

Les officiels de notre Bureau Légal ont conseillé au procureur Alberto Nismande se concentrer sur ceux qui ont commis l’attentat et non sur ceux qui ont dévié l’enquête”, informe un câble du 22 mai 2008. Et un autre ajoute: « Nismans’est à nouveau excusé et a proposé de s’asseoir avec l’Ambassadeur pour discuter des prochains pas ». Dans la discussion avec O’Donnell, Nisman n’a pas nié cette information : il s’est montré aimable et a promis de lui avancer une information exclusive sur les prochains pas de l’enquête. Il a été surpris d’apprendre que le journaliste ne connaissait pas Stiuso.

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Nisman affirmait que “Jaime” Stiusoétait celui qui en savait le plus sur l’afffaire AMIA. Dans un entretien accordé au magazine Noticias, durant le frénétique tour médiatique qui a suivi son retour d’Europe, pendant lequel il a également accordé des entretiens à Jorge Lanata, Jorge Rial, Ari Paluchet deux fois à TN (TodoNoticias), le procureur avouait:

— « Avec Stiuso, nous étions souvent en désaccord sur de nombreux points. Il venait avec des rapports qui semblaient très vraisemblables et je lui disais: “Parfait, et les preuves?”. Et Stiuso me répondait :“Ça vient d’un informateur que j’ai infiltré dans tel lieu”. Ces personnes ne pouvaient pas témoigner et c’est la raison pour laquelle beaucoup de preuves ne sont pas arrivées jusqu’à la justice. Mais il n’y a ici aucune opération.

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La maquilleuse de TN le sortit de son limbe mental de feuillets, d’écoutes et de détails sur la dénonciation du gouvernement. Avec Nismandéjà assis dans le studio, elle a dû se dépêcher: “Comme je n’ai paseu l’intimité de la salle, je ne lui ai mis qu’unpeu de poudre, il avait le visage trop brillant ”. C’est le souvenir qu’elle garde de son dernier entretien télévisé. “Il m’a remercié et je suis partie, rien d’inhabituel. Je l’ai vu un peu anxieuxquand les caméras pointaient sur lui durant les entretiens des autres invités”, raconte la maquilleuse, qui ne le connaissait pas jusqu’à ce jour-là.

Hors caméra, il était attendu par l’enfant terrible du groupe de journalistes de Jorge Lanata: NicolásWiñazki. « Si tu peux, viens le 23 à l’émission », lui avait-il dit parwhatsappdans l’après-midi. Il avait l’habitude de communiquer comme ça, de façon très fluide avec desjournalistes de confiance:un à Infobae, un àLa Nación, un àClarínet un à Página/12.

« Il était très sûr de sa dénonciation. Il m’a dit que Luis D’Elíaétait compromis dans cette affaire jusqu’au cou. Mais ila bien pris soin de ne pas identifier les agents d’intelligence dont les noms figuraient dans la présentation », ditWiñazki. Le journaliste de Clarínpensait que Nisman suspectait que le Gouvernement – par l’intermédiaire dela Procureure Générale AlejandraGilsCarbó— allait l’écarter de l’Unité.

Cette opinion peut expliquer l’urgence du procureur en avançant la fin de ses vacances en Europe et la présentation d’un dossier de 300 pages en pleine période de vacances des tribunaux. Cependant, les services du Procureur Général ont nié cette hypothèse et Nisman aurait pu de toute façon lancer son accusation en étant hors de l’UFI-AMIA. Voir même que sa dénonciation et sa propre personne auraient pu bénéficier, dans cette hypothèse, de l’effet de victime, de procureur expulsé.

Après le long reportage accordé à EdgardoAlfanosur TN, Nismana marché vers les moniteurs de contrôle pour voir comment ça c’était passé.Ce n’étaient pas les propos tenus qui l’inquiétaient, car il était absolument convaincu de ce qu’il disait : c’était sa propre image en Haute Définition qu’il voulait voir.

Cet après-midi-là, lors d’une séance de photos pour le journalLa Nación,il avait fait preuve de la même inquiétude. D’abord dans le lobby, et ensuite dans le jardin intérieur de l’immeuble il avait demandé au photographe : « Est-ce qu’on me voit avec des cernes ou l’air fatigué sur les photos, c’est que je suis complètement débordéde travail et en plus ce soir je passe à la télé, sur TN. S’il te plaît, occupe-toi bien de moi ».

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Nismanavait transpiré, mais son polo dry fit blanc le dissimulait. Il demanda à son personal trainerde se prendre en photo avec lui. Malgré la chaleur de cette journée de décembre 2014,Nismanétait content et vital.A la fin du cours, Daniel Tangona lui fit une nouvelle proposition: faire de la boxe pour libérer les tensions. Cette perspective enthousiasmait Nisman beaucoup plus que de tenir en équilibre sur le « bozu», sorte de tortue en gomme sur laquelle il faut rester debout quelques secondes sur un seul pied; typique exercice de gymnastique fonctionnelle. Avant de dire au revoir, très fatigué mais euphorique, Nismana pris son téléphone portable –le professeur lui imposait de l’éteindre. Il l’a allumé, s’est mis devant le miroir et pris Tangona dans ses bras. Il sourit sur la photo. Il ne se regarde pas dans la glace comme son entraîneur, il se voit à travers la caméra.

*Traduction non officielle/ Traducción no oficial

Traduit par le département de traductions de l'Ambassade Argentine en France/ Traducido por el departamento de traducciones de la Embajada Argentina en Francia