Dans un magasin d’articles de fête, à quelques mètres de l’avenue Cabildo de Buenos Aires, une dame âgée, au visage angélique, se plaint du coût de la vie. Julia Coria, une autre cliente de 39 ans, qui achète des bougies pour un gâteau d’anniversaire, se mêle à la conversation :
–Vous savez que les prix vont encore augmenter.
–Peu importe. Je paierai ce qu’il faut, et je serai bien heureuse de le faire. C’est le prix pour la liberté de mon mari.
Julia ne comprend pas, la vendeuse non plus.
–Comment ça, la liberté de votre mari ?
–Mon mari travaillait à Quilmes au temps de la subversion. Et tellement bien qu’on lui avait demandé de continuer. Et voilà que maintenant ces gens l’ont envoyé en prison. Vous trouvez ça normal ? À ses quatre-vingt cinq ans, en résidence surveillée.
–Il a bien de la chance – lui dit alors Julia, sourire aux lèvres. Mon père, ils l’ont tué alors qu’il avait 22 ans, et ma mère, 26.
La vendeuse et la cliente prennent des mines horrifiées.
–Qu’est-ce que tu racontes ?
–Mes parents sont des disparus. Et moi j’ai été séquestrée lorsque j’avais deux mois. Alors votre mari est un privilégié. Lui a eu droit à un procès et il purge sa peine chez lui.
–Ma petite chérie ! Mais moi, je prie pour tout le monde, hein ? – dit la dame en s’approchant de Julia pour la prendre dans ses bras. Il ne faut ni haine, ni rancœur, ni vengeance – et elle lui claque un baiser sur la joue.
–Exactement. Ni haine ni rancœur ni vengeance. Que la justice soit faite, c’est ce qu’il y a de mieux pour tous – dit Julia.
En rentrant chez elle, Julia – sociologue, chercheuse en didactique de l’histoire récente – se rappelle de l’éditorial du quotidien La Nación, au lendemain du ballotage des élections présidentielles. « Plus de vengeance » avait titré ce quotidien. Sur son compte Facebook, Julia noue ces deux événements et écrit : « Ces discours sont redevenus légitimes. Nous devons être attentifs partout, dans les écoles en particulier. Et puis quant aux procès pour violation des Droits de l’Homme, bien sûr ».
40 ans après le Coup d’Etat, la reconfiguration de la scène politique après la victoire électorale de Mauricio Macri pose de nouvelles interrogations et suscite des incertitudes pour les associations des Droits de l’Homme. Le président nouvellement élu a esquivé toute définition en ce domaine au cours de sa campagne, mais il avait rendu publique sa conception en la matière le 8 décembre 2014 :
–Désormais les Droits de l’Homme ne vont plus être des rêves partagés[1] ni tous ces jobs qu’ils se sont inventés. Avec nous, fini tout ça – avait déclaré Mauricio Macri dans une entrevue publiée également par le journal La Nación.
Le 24 mars de cette année 2016, le Président des Etats Unis dispute, par sa seule présence en Argentine, le message central de la commémoration du coup d’Etat de 1976. Les associations des Droits de l’Homme ont demandé que cette visite n’affecte pas la mobilisation prévue et ils ont redoublé le pari en demandant la déclassification des archives des services secrets et de défense de l’ambassade des Etats Unis. Le 17 mars dernier, le gouvernement de ce pays avait annoncé qu’il y était disposé, dans le prolongement de ce qui avait été fait avec les archives du Département d’Etat en 2002. C’est une victoire des associations des Droits de l’Homme, avec un bonus track en sus. Car le 19 mars, l’Eglise a annoncé qu’elle allait poursuivre la déclassification des archives du Vatican concernant la dictature.
Au terme de trois mandats présidentiels où les politiques des Droits de l’Homme ont été centrales pour l’exécutif argentin, les associations vont devoir adopter désormais un nouveau rôle. Quel changement vont-elles devoir affronter dans cette nouvelle configuration ? De quelle influence seront-elles capables auprès d’un gouvernement, qui n’a pas les Droits de l’Homme dans son agenda, pour que celui-ci prenne en compte leurs revendications ? 40 ans après le coup d’Etat, à quelle étape du chemin nous trouvons-nous ? Que vont devenir les politiques dites de « Mémoire, Vérité et Justice » ?
Dans aucun livre. Les archives de l’Eglise.
À ses 84 ans, toute menue mais énergique, Ángela « Lita » Paolín de Boitano, présidente de l’association « Familles des Disparus et Prisonniers pour Raisons Politiques », commémore 40 années de demandes auprès de l’Eglise catholique. Trois jours après la séquestration de son fils Miguel Ángel – étudiant en architecture et militant de la Jeunesse Universitaire Péroniste (JUP) –, le 29 mai 1976, Lita avait appelé son cousin, le contre-amiral Ángel Martín, pour solliciter l’aide de celui-ci. C’est ce qu’elle a déclaré devant le tribunal qui a jugé les crimes perpétrés à la ESMA où Miguel Ángel avait été vu. « J’ai porté plainte au commissariat 19 et au Département de Police. Auparavant, j’étais passée par l’église italienne dont le curé m’avait apporté son aide. Ensemble, nous avions rencontré l’aumônier du Département de Police qui m’avait alors dit : « Mais vous n’avez pas à vous inquiéter, madame, il a sans doute filé avec une fille ».
Sur la recommandation de son cousin, Lita était allée voir Monseigneur Emiliio Grasselli.
–Graselli recevait les dénonciations que nous nous passions de bouche à oreille. On allait à la chapelle Stella Maris.
Dans cette église, en présence du Commandant en Chef de l’Armée, Grasselli lui avait alors demandé plus d’informations. Il l’avait rappelée un mois plus tard. « Lorsque j’y suis retournée, il m’a demandé : dans quel livre peut bien être votre fils, dans celui des vivants ou dans celui des morts ? Tout ce que je peux vous conseiller, moi, c’est d’arrêter de le chercher », lui avait-il dit. Un an après, le 24 avril 1977, Lita avait assisté à la séquestration de sa fille, dans le quartier de Caballito. Ses deux enfants sont des disparus de la dictature.
L’arrière-fond de la rencontre avec le Pape François
Lita a approché l’Eglise à Buenos Aires, à Puebla, à Rome. En avril 2015, elle a fait le voyage avec la journaliste Dora Salas jusqu’au Vatican où elles ont participé à une audience du Pape François.
–Je voudrais vous demander l’ouverture totale des archives de l’époque de la dictature. Je sais parfaitement qu’elles existent. En 1979, j’ai vu ma fiche dans l’immeuble Paix et Justice de Rome, là où arrivaient les dénonciations que nous envoyions alors d’Argentine au Vatican – l’a-t-elle prié.
En mai 1979, Lita était en exil à Rome et elle était allée dénoncer la séquestration de Thelma Jara de Cabezas, mère et dirigeante de son association. Elle y avait été reçue par un avocat. Celui-ci lui avait demandé qui étaient les membres de sa famille disparus. « Deux enfants et un neveu », avait répondu Lita. « Un secrétaire était apparu alors avec une fiche cartonnée, avec ma dénonciation de la disparition de mes enfants, avec leurs noms et les dates de leurs séquestrations ». Ce qui lui avait laissé penser alors que le Vatican était informé de tout ce que tentaient les proches des séquestrés. En ces années-là, l’Eglise était une étape cruciale du via crucis des familles. « Lorsque les associations des Droits de l’homme ont commencé à fonctionner, obligatoirement la dénonciation était envoyée au Vatican et à Amnesty International. Dans la mesure du possible, on la faisait parvenir par quelqu’un qui la remettait en mains propres », se souvient Lita.
Lors de l’audience avec le Pape François en 2015, la réponse de celui-ci a été que le Vatican y travaillait. Actuellement, ces documents ne sont accessibles que si une démarche est entamée pour un procès, dans le cadre d’une recherche de preuves. « J’ai réclamé au Pape l’ouverture totale de ces archives, afin que ces documents soient rendus publics, pour servir à chacun et pour que les agissements au sommet de l’Eglise à l’époque soient connus ».
Le Pape a soutenu les bras de Lita et elle les siens. « À quand l’autocritique de la hiérarchie ecclésiastique argentine pour son comportement pendant la dictature ? », lui a-t-elle demandé. François a répondu : « J’en ai parlé il y a un peu plus d’un mois à Laterza ». Lita n’a pas osé demandé qui était Laterza et a poursuivi : « Je vais vous dire quelque chose qui va vous plaire : je remercie Dieu chaque jour de ne pas avoir perdu la foi ». Le Pape l’a embrassée sur la joue : « Priez pour moi ».
« La preuve, c’est nous ». En quoi consiste la déclassification d’archives ?
Le lendemain de cette entrevue, à l’occasion d’une cérémonie d’hommage à l’ambassade argentine à Rome, Lita et Dora Salas ont appris par l’ambassadeur d’alors, Eduardo Valdés, que Laterza était un monseigneur, le responsable des relations avec l’Amérique Latine. Valdès a organisé une réunion. Laterza est jeune, il leur a semblé sérieux et froid. Il était accompagné d’un avocat. Elles lui ont parlé des archives et il leur a d’abord dit : « C’est très compliqué, car il y a beaucoup de lettres manuscrites ». C’était en effet la manière utilisée, faute d’obtenir une réponse. Envoyer et renvoyer des lettres, encore et toujours, se souvient Lita.
Laterza leur a expliqué qu’ils étaient en train de numériser ces documents. « Ils en sont pratiquement à la dernière étape de ce travail », dit Lita. Les archives du Vatican sont déclassifiées au terme de 50 années ; ils sont en train de le faire 10 ans avant le délai prévu, pour fin 2016.
–Ce sera trop tard, monseigneur. Nous sommes tous âgés, les militaires meurent mais nous aussi, a dit Lita. Et pour ce qui est de l’autocritique ?
–Voilà qui est plus compliqué. Il n’y a pas de preuve – a répondu Laterza.
–La preuve, c’est nous. Nous qui écoutions ce que l’Eglise nous disait.
Ces preuves sont conservées dans la mémoire de Lita, des familles de disparus, des Grands-Mères de la Place de Mai, des associations des Droits de l’Homme. Dans la mémoire des cinq femmes reçues lors de la Conférence Episcopale Latino-américaine réunie à Puebla en février 1979, sous la houlette de Pío Laghi, nonce apostolique décédé en 2009. Il les avait reçues sur la demande de Marta Bettini. Marta appartenait à une famille religieuse et traditionnelle de La Plata, dévastée par le terrorisme d’Etat. Son frère Marcelo avait été assassiné, et son père Antonio, son mari Jorge Alberto Daniel Devoto, sa grand-mère María Mercedes Hourquebie sont des disparus.
–Cela fait trois ans que nous ne savons rien de nos enfants.
–Voilà qui fait bien longtemps et, s’ils ont été torturés, les militaires ne les remettront pas en liberté, avait répondu avec un ton métallique le nonce apostolique.
Ces femmes étaient reparties en pleurs. « Même un militaire n’aurait pas répondu avec autant de rudesse et de cruauté », avait pensé Lita. Lorsqu’elle a raconté cette rencontre de 1979 en 2015 à Laterza, celui-ci a saisi sa main et l’a serrée l’heure et demie qu’a duré la réunion. En sortant de là, Lita est allée trouver Carlos Malfa, le secrétaire général de la Conférence Episcopale Argentine. Elle lui a raconté quelque chose qu’elle ne peut s’ôter de l’esprit.
En 1995, le poète Juan Gelman a publié une lettre à sa petite-fille ou petit-fils né en captivité, qu’il recherchait et qui était âgé de 19 ans alors – bien des années avant qu’il ne retrouve et puisse prendre dans ses bras Macarena. Il avait dénoncé auprès du Vatican la séquestration de son fils Marcelo et de María Claudia, sa belle-fille enceinte. « Je sais que tu es né. Le père Fiorello Cavalli, du Secrétariat d’Etat du Vatican, me l’a assuré en février 1978 ».
Lita a connu Cavalli lors de son exil à Rome. En 1979, avec Marta Bettini et d’autres mères de disparus, c’est par son intermédiaire qu’elles avaient demandé une entrevue avec Jean Paul II.
–J’ai le regret de vous dire que le Pape ne pourra vous recevoir – lui avait répondu Cavalli.
Une demande
Lita a écouté parler à nouveau de Carlos Malfa, le secrétaire général de la Conférence Episcopale Argentine, le samedi 19 mars 2016, alors qu’il confirmait le travail en vue de la déclassification des archives de la dictature au Vatican. Elle s’en est réjouie et a attendu le message de la Conférence Episcopale pour les 40 ans du coup d’Etat. Un texte bref qui, pour la première fois, appeler les choses par leur nom : il parlait de terrorisme d’Etat, il mentionnait l’appropriation des bébés sous la dictature. Il effleurait l’idée de justice mais pour affirmer immédiatement celle d’une réconciliation – un mot qui, pour les associations de Droits de l’homme, a toujours été synonyme d’impunité. Il concluait sur une demande de miséricorde. Mais pour qui ? 40 ans après le coup d’Etat, l’Eglise ne fait toujours pas l’autocritique que Lita attendait.
Ce texte est un texte en tension, explique la sociologue María Soledad Catoggio. Dans un écrit, les disputes qui subsistent à l’intérieur de l’institution la plus vieille du monde deviennent évidentes. Les associations des Droits de l’Homme, sous la dictature, recevaient davantage de signes d’espoir de l’extérieur que de l’intérieur du pays.
Selon Cataggio, depuis l’arrivée de Bergoglio au Vatican en mars 2013, quelque chose a changé. À Rome et à Buenos Aires. Lorsqu’il était à la cathédrale, Bergoglio était un curé davantage lié aux trois « t » : terre, toit, travail. Son élection a laissé derrière lui les doutes sur un passé qui le liait à la séquestration de deux jésuites et qui l’avait obligé à témoigner dans le procès ouvert sur le plan systématique de vol d’enfants pendant la dictature.
Le voyage d’Estela au Vatican
Estela Barnes de Carlotto connaissait Bergoglio à Buenos Aires. Une amie commune, Clelia Luro de Podestá, disait à la présidente des Grands-Mères de la Place de Mai qu’ils devaient se rencontrer, que c’était un homme de grande bonté.
Après l’élection de François au Vatican, la présidente des Grands-Mères a fait le voyage à Rome. « Madame, nous nous sommes vus à la Cathédrale », lui a-t-il dit alors. Elle a ri tout en gardant pour elle : « Sûr, mais alors vous ne m’aviez pas salué ». Les manières de portègne aimable du pape l’ont fait néanmoins reprendre confiance.
Estela est retournée à Rome en 2014, avec son petit-fils récemment retrouvé, Ignacio, ainsi que ses enfants et plusieurs de ses petits-enfants. Bergoglio l’a prise dans ses bras tendrement. Estela sait qu’elle n’a pas de temps à perdre. Elle lui a parlé des archives, des enquêtes judiciaires, de la possibilité de retrouver d’autres petits-enfants.
À la fin octobre de cette même année, Estela et Rosa Roisinblit, la vice-présidente de l’association, sont allées trouver le président de la Conférence Episcopale, José María Arancedo, archevêque de Santa Fe. Il fallait qu’il en appelle aux fidèles, il fallait qu’il les aide dans leur recherche.
–Vous savez ce qui serait bien ? Que vous enregistriez ce message – lui a dit Estela.
Et ils ont réalisé un spot. "La foi meut vers la vérité". Un peu coincé, avec Estela d’un côté et Rosa de l’autre, Arancedo a exhorté « ceux qui disposent d’informations sur l’endroit où se trouvent des enfants qui ont été volés, ou connaissent des lieux de sépulture clandestine, à se reconnaître moralement obligés à recourir aux autorités pertinentes ». Pour la première fois, la tête de la hiérarchie catholique argentine assumait une demande historique des Grands-mères de la Place de Mai et des autres associations des Droits de l’Homme.
Les Grands-Mères savent que l’Eglise peut les aider dans leur recherche à partir des certificats de baptême. Quelques parrains se sont appropriés de bébés dans les centres clandestins. Existent-ils des lettres de curés ou de religieuses demandant à leurs supérieurs que faire avec des détenues enceintes, ou avec des nouveaux nés ? Peut-on retrouver des communications internes du Mouvement Familial Chrétien (MFC) et des registres d’adoptions irrégulières ?
« Toutes les familles nous finissions à l’Eglise »
Lucas Mac Guire est le fils de Santiago Mac Guire, un curé tiers-mondiste défroqué qui avait formé une famille. Santiago était allé chercher Lucas en bicyclette à la sortie de l’école le jour de sa séquestration, en plein centre de la ville de Rosario. Ce 18 avril 1978, les voisins avaient recueilli l’enfant chez eux. Puis la mère de Lucas, María Carey, avait pris ses quatre enfants et les avait emmenés à l’Evêché. « Toutes les familles des détenus disparus, nous finissions à l’église. Tu allais au tribunal ou au commissariat, et personne ne t’écoutait. Tu allais voir un curé ou un militaire et tu finissais à l’évêché », se souvient Lucas. Sa mère y était entrée de force avec ses enfants et était ainsi parvenue à être reçue par le prélat, accompagné d’un diacre, Yacuinto. Lucas se souvient des yeux froids de ceux-ci, des pleurs de sa mère, et de la réponse d’un des religieux :
–Bah, sans doute a-t-il été séquestré par ses camarades.
Santiago était passé plus tard sous la disposition du PEN (Pouvoir Exécutif National), il avait été détenu dans diverses prisons avant d’être enfin libéré. Il est décédé en 2001. Depuis novembre 2013, la famille de Lucas est en procès contre le IIème Corps de l’Armée et répète les déclarations du père devant la CONADEP (Commission Nationale sur la Disparition de Personnes) en 1984 : qu’il avait été arrêté et torturé dans une propriété de l’Eglise Catholique, à Funes, dans la région de Santa Fe, un endroit connu comme « Ceferino Namuncurá ». Ces faits ont d’ailleurs été dénoncés et rendus publics par le journaliste Horacio Verbitsky, dans le journal Página 12.
« Je crois que les archives du Vatican pourraient révéler ce que l’Eglise savait. On va me dire que je peux remercier l’Eglise car mon père a au la vie sauve. Mais, si tel a bien été le cas, c’est parce qu’elle était compromise jusqu’au cou. Je continue d’attendre son autocritique », dit Lucas, membre de l’Association Miguel Bru.
La vérité est ailleurs
Les archives constituent une demande historique et constante des associations des Droits de l’Homme. Séquestrations, disparitions, arrestations illégales, ont poussé des hommes et des femmes désespérés à réclamer dans la rue. Les Mères et les Grands-Mères de la Place de Mai ont commencé à s’organiser en 1977. L’association des Familles était apparue avant. À la veille de la dictature avait déjà été créée l’Assemblée Permanente pour les Droits de l’Homme (APDH) qui regroupait des dirigeants de diverses couleurs politiques, avec une participation importante du Parti Communiste à partir de 1979, avant l’arrivée de la délégation de la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme (CIDH). Un groupe de parents s’en était alors séparé pour former le CELS. Il leur fallait réunir des documents pour l’après dictature. Emilio Mignone et Augusto Conte Mc Donnell, deux des fondateurs, savaient que la stratégie répressive était fondée sur un parallélisme global, entre sphères clandestine et bureaucratique : tout était inscrit dans un dossier ou dans des registres de l’Etat.
Le 23 février 2016, des membres des associations des Droits de l’Homme sont allés à la résidence présidentielle d’Olivos. La plupart de celles qui sont allées à cette première réunion avec Mauricio Macri avaient appelé à ne pas voter pour le parti de celui-ci, Cambiemos, lors du deuxième tour des élections. Selon elles, parce qu’il représentait une rupture dans les politiques des droits.
Ces associations ont remis au nouveau Président de la République un document très semblable à celui déposé un mois auparavant auprès de son chef de Cabinet, Marcos Peña, au Palais présidentiel. Elles ont aussi dit à Macri leur préoccupation à cause de la présence d’Obama à Buenos Aires le 24 mars et quant au tout nouveau protocole anti-manifestation qui les empêchait d’organiser leur marche commémorative annuelle.
De plus, elles ont également demandé au président de transmettre à Obama leur demande de l’ouverture des archives de la répression. Le ministre de la Justice et le secrétaire aux Droits de l’Homme ont pris note. Quatre des cinq organismes prenant part à cette réunion – les Grands-Mères, les Mères-Ligne Fondatrice, les Familles et le CELS – ont déposé la même requête auprès de l’ambassade des Etats-Unis, remise en mains propres par Gastón Chillier, directeur exécutif du CELS, à Kevin Sullivan, le numéro deux du siège diplomatique états-unien. Sullivan a indiqué que la demande était en cours.
L’annonce que cette demande aboutirait est arrivée le 17 mars. Susan Rice, conseillère d’Obama, a déclaré que les Etats Unis allaient déclassifier des documents des services secrets et militaires qui pourraient être utiles aux associations argentines des Droits de l’Homme. Le macrisme a célébré cette nouvelle comme un mérite lui revenant. L’émissaire d’Obama avait en effet souligné dans son discours que cette décision faisait suite à une demande du gouvernement argentin. Les Grands-Mères de la Place de Mai et le CELS ont dû rappeler à la presse qu’il s’agissait d’une requête répétée sur plusieurs décennies.
« Les archives vont servir véritablement. Nous devons les analyser pour mesurer en quoi elles vont contribuer au processus de la justice », a dit Valeria Barbuto, directrice de Mémoire Ouverte. « Cet accès à l’information était demandé pour les cas de violations graves des Droits de l’Homme ».
Pour l’heure, on ignore à peu près tout sur la mise en pratique de cette décision états-unienne.
La première vague de déclassification de documents par les Etats-Unis
Vers la fin de son mandat présidentiel, Carlos Menem avait reçu des représentants des Grands-Mères de la Place de Mai. Celles-ci demandaient alors l’ouverture des archives de l’Etat national argentin.
–Et pourquoi ne le demandez-vous pas aux Etats Unis ? – leur avait dit Menem.
L’idée était bonne, même si elle provenait d’un président qui avait accordé sa grâce aux assassins et proposé de raser la ESMA pour y faire un parc dit de la réconciliation. Avec un Bill Clinton sortant, les Etats Unis relevaient du secret des documents de la répression au Chili, au Guatemala et au Salvador.
Estela Carlotto et Rosa Roisiblit s’étaient alors réunis aux Etats Unis avec des conseillers d’Hillary Clinton, première dame à l’époque. En août 2000, Madeleine Albright, secrétaire d’Etat de Clinton, au cours d’une visite en Argentine, avait rencontré Carlotto, Carmen Lapacó et Verbitsky. Elle avait promis une aide de la part de son gouvernement.
La libération d’archives de la répression se préparait pour janvier 2001, raconte Carlos Osorio, un des experts du National Security Archive de l’université George Washington. Mais elle s’est trouvée retardée pour deux raisons : les attentats du 11 septembre, puis la crise en Argentine. Leur remise a finalement eu lieu le 20 août 2002, au cours d’une cérémonie au Ministère des Affaires Extérieures, avec le ministre de la Justice d’Eduardo Duhalde, Juan José Álvarez, et celui des Affaires Extérieures, Carlos Ruckauf.
Les associations des Droits de l’Homme avaient alors reçu des caisses contenant près de 4700 documents du Département d’Etat. Mais il n’y avait aucun rapport de la CIA ni de l’Agence d’Intelligence de la Défense (IDA, en anglais), contrairement à ce qui avait été transmis au Chili, au Guatemala et au Salvador.
Selon les explications d’Osorio, cette remise de documents est intervenue suite aux demandes d’informations auprès du Département de la Justice par des juges argentins et par le magistrat espagnol Baltasar Garzón. La demande des archives a été maintenue, raconte depuis Washington Cecilia Nahón, ambassadrice devant les Etats Unis durant la présidence de Cristina Fernández de Kirchner. En 2008, l’ancienne présidente argentine avait même requis la collaboration de Maurice Hinchey, celui qui avait obtenu la déclassification pour le cas chilien. La Chambre des Députés avait appuyé la demande argentine mais, quatre années plus tard, les sénateurs états-uniens l’avaient rejetée. À ce moment-là, les conversations avec le gouvernement avaient repris. « Et elles n’ont jamais cessé », précise Nahón. En 2012, Carlotto a refait le voyage pour rencontrer des fonctionnaires et des représentants au Congrès des Etats Unis.
Dans le cadre d’une commémoration du 24 mars 2014, un groupe de petits-enfants retrouvés – parmi lesquels Leonardo Fossati, Macaranera Gelman, la petite-fille du poète, et Lorena Battistiol – avait encore effectué un déplacement aux Etats Unis pour rafraîchir cette demande.
« La question des archives de la répression a toujours été en première ligne de l’agenda bilatéral ces dernières années, et plus spécialement encore sous la présidence de Cristina Fernández de Kirchner », souligne l’ancienne ambassadrice.
Tex Harris travaillait à l’ambassade des Etats Unis de Buenos Aires sous la dernière dictature. Il a recommandé aux associations des Droits de l’Homme d’inclure dans leur demande de déclassification les câbles envoyés à Washington par l’attaché juridique du FBI. « Lui était en contact avec la communauté des services secrets locaux », raconte Osorio. Pour Barbuto, voilà qui pourrait permettre de connaître en profondeur les liens entre le Bataillon 601 ou les secteurs de renseignement des forces armées.
D’après Osorio, parmi les 4700 documents déclassifiés en 2002, seules quelques douzaines mentionnaient directement le sort des victimes. Par exemple, l’un d’eux rendait compte de la séquestration d’un groupe de travailleurs de l’entreprise de céramique Lozadur à Campo de Mayo.
« Il va certainement y avoir révélation d’informations importantes », s’enthousiasme Carlos « Charly » Pisoni, un des responsables du groupe HIJOS. « Les archives des Etats Unis comportent des noms dont nous ne disposons pas ici. La déclassification sous Clinton avait permis d’identifier Julio Cirino, responsable de la sécurité de la fondation PENSAR (le think tank de Mauricio Macri), ancien membre du Bataillon 601. En 2013, il a été condamné à la perpétuité, et il est enfermé à la prison Marcos Paz ».
« Les documents servent à accompagner les témoignages », répète Osorio. Il sait qu’une seconde vague de déclassification n’est pas un cadeau fait à un gouvernement mais résulte d’une requête permanente de ceux qui révisent la documentation au plus près pour trouver, dans ses moindres plis, une piste qui rapproche un peu de la vérité.
Sans documents : le projet d’oubli
La vérité continue donc d’être, 40 ans après, un trésor. Depuis la création de la Commission Nationale sur la Disparition de Personnes (CONADEP) – et avant même – des survivants et des proches ont raconté. « Dans les années 80, le témoignage était une urgence, il sortait de leurs bouches par flots. Les survivants des centres clandestins voulaient permettre l’identification de leurs compagnons de captivité et nommer les responsables des crimes. Ce n’est qu’en troisième lieu qu’ils racontaient ce qu’ils avaient enduré, parfois, car ils ressentaient de la pudeur à relater les tortures dans leur propre chair », explique Carolina Varsky, coordinatrice du Ministère des Crimes contre l’Humanité. L’association des Anciens Détenus Disparus (AEDD), créée dans les couloirs de la CONADEP, a consacré ses premières années à répondre à la question angoissée des victimes « Pourquoi avons-nous survécu ? » : « Pour apporter notre témoignage ».
Depuis que le juge Daniel Rafecas est à la tête du Tribunal Pénal et Correctionnel Fédéral n°3, il y a bientôt douze ans, il a eu à s’occuper de nombreux procès pour délits de lèse humanité. Lors de sa désignation, en octobre 2004, la Cour Suprême était toujours aussi perdue dans son labyrinthe et n’avait pas encore émis le verdict historique dit Simón (2005) qui a finalement permis la réouverture de procès vingt ans après les lois dites de Point Final et d’Obéissance due.
Devant l’institution présidée par Rafecas ont déclaré plus de 2500 personnes, dont des victimes et des condamnés. Jorge Rafael Videla a été jugé par cette Chambre. C’est le magistrat qui lui a dit qu’il était là en tant que responsable du plan d’extermination appliqué sous la dictature.
Le « sort final » des disparus reste un mystère. « Nous n’avons connu aucune avancée sur le point des ‘transferts’ », dit Rafecas. Dans quelques cas, rares, des restes sont apparus. Mais 90 pour cent des victimes demeurent des disparus. C’est pourquoi l’erreur apparente d’Obama lors de son allocution conjointe avec Mauricio Macri à la Casa Rosada est si grave : « Demain, je visiterai les tombes de la dictature » a-t-on écouté de la traductrice officielle. En réalité, le président des Etats Unis a prononcé le mot memorial, autrement dit « monument ». Mais la traduction n’a pas été corrigée et il faut écouter la version en anglais sur le site internet de la Maison du Gouvernement.
Rafecas affirme que la dette des juges et des procureurs est de parvenir à savoir comment les assassinats ont été perpétrés. « La Justice a pu reconstruire et prouver les perquisitions et les arrestations illégales, ainsi que les tortures. Et la colonne vertébrale de tout ce qui a été établi, ce sont les voix des témoins », assure-t-il. La disparition de l’un d’eux, Julio López, après son témoignage lors d’un procès pour crimes de lèse humanité, a bien mis en évidence – parmi d’autres choses – leur rôle crucial.
Quant aux bourreaux, ils ont bien peu parlé. Au milieu des années 90, Adolfo Scilingo, de la Marine, avait abordé le journaliste Horacio Verbitsky dans le métro. Il lui avait raconté être passé par la ESMA. Le président du CELS lui avait d’abord répondu qu’il en était navré, croyant qu’il s’agissait d’une victime. Mais Scilingo avait mené les victimes jusqu’au dernier moment de leur extermination. Et ce militaire (condamné en 2005 en Espagne) ne ressentait pas le poids des morts. Il voulait simplement bloquer la promotion et la carrière de quelques-uns de ses compagnons d’armes.
Le sergent Victor Ibáñez aussi a parlé. Il a dit que les vols de la mort ne concernaient pas seulement la ESMA. Lui pouvait en donner foi pour Campo de Mayo. « Moi, je ne suis pas comme les autres répresseurs », s’était-il vanté lors d’une entrevue avec Eduardo « Tucu » Costanzo pour Redacción Rosario en 2011. Du coup, il exigeait d’être traité différemment – alors qu’en 1992, il avait raconté à la revue Gente le sort de Raquel Negro, dont il avait vu le cadavre dans le coffre d’une Peugeot 504 après l’accouchement de cette femme de ses jumeaux à l’Hôpital Militaire de Paraná en 1978. De ces deux enfants, Sabrina seule a récupéré son identité. Elle recherche toujours son frère.
La juge María Roqueta a participé au procès qui, en 2012, a condamné Videla pour la pratique systématique d’appropriations et de vols d’enfants. « Ce ne sont pas des monstres, mais des personnes. Le péril tient au droit pénal d’auteur. C’est pourquoi nous cherchons à leur appliquer la justice de la plus haute qualité qui soit », dit la présidente du Tribunal Oral Pénal Fédéral n°6. « Tout au long de ces dernières années, les sentences ont été dictées en respectant toutes les garanties de procédure, de fond et de forme ».
Les juges Roqueta et Rafecas partagent les mêmes inquiétudes pour les dossiers encore non résolus.
En effet, certains ne peuvent donner lieu à un procès par manque d’éléments probatoires, malgré l’apparition récente d’archives au ministère de la Défense, ou l’apport de documents par le ministère des Affaires Extérieures.
Les procès pourraient-ils s’arrêter alors ? « Non. Je n’ai pas l’esprit apocalyptique. Ils appartiennent au collectif juridique, social et politique de toute l’Argentine », dit Roqueta. Rafecas va dans le même sens : « Cette année, nous continuons de procéder à des arrestations, à des perquisitions, à des mises en examen, tout comme l’année dernière ». Néanmoins des avocats qui interviennent dans des procès de lèse humanité dans des tribunaux provinciaux notent déjà un changement : l’Etat n’appuie plus avec la même force ce processus. Et oseront-ils encore demander l’incarcération des répresseurs après les déclarations de certains responsables politiques, tel le secrétaire national aux Droits de l’Homme actuel, Claudio Avruj, qui a indiqué que les condamnés âgés de plus de 70 ans devraient purger leur peine à leur domicile. « Mais est-ce là votre position personnelle ou celle du gouvernement national ? » lui avait demandé un journaliste, à nouveau, de La Nación. « Je crois que c’est celle du gouvernement », avait répondu Avruj.
Contre le projet d’oubli
Depuis la réouverture de ces procès, plus de 660 condamnations ont été prononcées. « Il y a encore peu de sentences fermes, moins de 20 % » dit le procureur Jorge Auat, du Ministère public des Crimes contre l’Humanité. « Il y avait bien un projet d’oubli, qui n’a pas commencé avec les lois dites d’impunité de la démocratie, mais avec le génocide lui-même ».
Lors de la commémoration du Coup d’Etat en mars de cette année, au commissariat 5 de La Plata, Leonardo Fosatti disait : « Nous ne disposons toujours pas de la vérité. Nous ignorons ce qui est arrivé à nos parents ». C’est dans la cuisine étroite de cet établissement policier, au plan de travail étroit et aux carreaux de faïence à fleurs, que la mère de Leonardo avait accouché de lui, entravée et sous la torture. Lui a appris tous ces détails au moment où il récupérait son identité, en 2005, par Adriana Calvo, compagne de captivité de sa mère et une des fondatrices de la AEDD. Cet endroit a été déclaré lieu de mémoire et les commémorations s’y font à l’arrière de l’immeuble. Bien qu’il n’y ait là ni électricité ni toilettes, un projet ambitieux y est concevable. Il suffit de scanner l’édifice et de proposer un parcours virtuel en 3D.
À l’avant du terrain continue à fonctionner le même commissariat où sont venus au monde Fosatti, ou encore Ana Libertad Baratti de la Cuadra, appropriés à leur naissance, et où tant de personnes ont disparu. À l’hommage de cette année participent des militants des organisations des Droits de l’Homme. Mais quelque chose a changé dans le paysage : pour la première fois depuis des années, on ne compte parmi les orateurs aucun responsable ou élu politique, provincial ou national. Quelqu’un commente tout bas : « C’est qu’on ne peut leur garantir de ne pas être insulté ».
Des Mémoires en dispute
Docteure en Sciences Sociales de la UNSAM, Paula Canelo a également lu l’éditorial qui a tellement inquiété Julia Coria. En tant que chercheuse, Canelo sait parfaitement ce qui est en train de se jouer : « La Nación ouvre la porte », dit-elle. Le lendemain du ballotage, Macri a pris son petit déjeuner en lisant un texte lui demandant d’en finir avec la « vengeance ». Il a pris ses fonctions le 10 décembre, Jour International des Droits de l’Homme, et son serment ne comportait rien sur la vérité ou la justice concernant le terrorisme d’Etat dans l’histoire récente du pays.
Depuis cette dernière élection présidentielle, Paula épluche la presse et cherche des pistes. La tache est ardue. Dès après le changement de gouvernement, Taty Almeida des Mères de la Place de Mai et d’autres militants des Droits de l’Homme ont défié le soleil de plomb de la rue Perón pour aller apporter leur soutien à la Procuratrice de la Nation, Alejandra Gils Carbo, dont Macri a exigé la démission avant de s’installer à la Casa Rosada. Pour le mouvement des Droits de l’Homme, Alejandra Gils Carbo est la garante du processus de Vérité et de Justice – et ils l’ont répété au ministre de la Justice, Germán Garavano, ainsi qu’au secrétaire des Droits de l’Homme, Claudio Avruj, dès la première réunion organisée avec eux à la ex-ESMA.
Or, autre signe des temps, à la ex-ESMA, le centre clandestin le plus emblématique de la dernière dictature, sont entrés le 14 janvier des membres du CELTYV, le Centre d’Etudes Légales sur le Terrorisme et ses Victimes – créé en 2006, lorsque les procès des militaires et bourreaux reprenaient. Les familles de ceux-ci se sont alors organisées pour revendiquer une « mémoire complète », et le procès et le châtiment des « crimes commis par la guerrilla ».
En 2007, le jeune militaire Juan Lucioni, de la garde présidentiel et participant assidu aux manifestations du CELTYV, a été mis à la retraite anticipée. Son père – un des cadres les plus actifs de la répression – avait été assassiné en 1975. En 2007, sa mère était allé trouvé le juge Rafecas avec une exigence : enquêter sur cette mort et la comparution de membres du groupe armé d’alors, Montoneros. Cette demande resta sans effet.
Juan Lucioni a publié son profil l’année dernière, lorsque le maire de la municipalité Tres de Febrero, Diego Valenzuela de Cambiemos, l’a chargé de la sécurité de sa ville. Ce qui a valu à ce dernier l’accusation de nommer un apologiste du terrorisme d’Etat. « Pas du tout », s’est défendu Diego Valenzuela. « Dans la nouvelle Argentine d’aujourd’hui, toute douleur a sa place ».
Victoria Villaruel, à la tête du CELTYV, vient d’être reçue – c’est une première – par un secrétaire d’Etat aux Droits de l’Homme. Dans l’ex-ESMA, elle a parlé à Avruj d’un débat organisé en 2015 à l’institut Hannah Arendt dirigée par Elisa Carrió, une des fondatrices et alliées de la nouvelle coalition aujourd’hui au pouvoir.
Cette visite a provoqué le malaise parmi les associations des Droits de l’Homme. Le lendemain, Avruj a confié à quelques-uns des militants de celles-ci qu’il avait sans doute commis une erreur. Mais il a déclaré à la presse qu’il écouterait tous ceux qui estiment leurs droits violés, sans pour autant aller jusqu’à tolérer l’ « apologie du terrorisme d’Etat ».
« Certaines définitions que vient d’expliciter le nouveau gouvernement sont loin d’êtres mineures », dit Verónica Torras, licenciée en philosophie, doctorante en Droits de l’Homme et consultante du CELS. « Je dirais, quant au noyau décisif de la politique de Mémoire, Vérité et Justice, que la décision du macrisme consiste à ne pas innover. Ce qui implique de continuer les procès en cours, maintenir et fédérer les politiques de réparation, soutenir les lieux de mémoire, continuer la recherche des enfants appropriés sous la dictature », ajoute-t-elle.
Selon Torras, cette continuité politique n’exprime pas nécessairement que le gouvernement en approuve les fondements. « Mais elle met en évidence la force de la lutte des associations des Droits de l’Homme qui ont toujours revendiqué la présence de cette question dans l’agenda public, malgré tous les échecs subis et les retards pris, et avec leurs réussites aussi. Parfois accompagnés par les gouvernements et la société en général, ou parfois à contre-courant ».
Le prix à payer par le nouveau gouvernement pour inverser le chemin parcouru est élevé. Les contradictions ne manquent pas. Et son discours ajoute des éléments au casse-tête de la mémoire. « Au sein du gouvernement sont désormais permis des discours liés à ce que certains appellent ‘vérité complète’ et certains, très ambigus, en appellent par exemple à l’usage du terme terrorisme sans plus de complément », dit Torras. Par ailleurs, il y a des signes inquiétants, comme le démantèlement d’organismes qui portaient le processus de justice par rapport à la dernière dictature militaire, sans compter que les questions politiques plus générales entrent désormais en contradiction avec le discours de défense des Droits de l’Homme », ajoute-t-elle.
Les propos du secrétaire à la Culture de la ville de Buenos Aires, Darío Lopérfido, sur le nombre des disparus ont ouvert un autre front. « Il nous a salement insultés », déplore Estela de Carlotto. Les Mères et les Grands-Mères de la Place de Mai, HIJOS, ont demandé la démission de ce responsable au maire de la capitale. Horacio Rodríguez Larreta les a reçus avec amabilité. Peut-être parce qu’il comprend leur ressenti, son père ayant été un « disparu » quelques jours. Il n’a cependant pas accordé la démission de Lopérfido, marié à Esmeralda Mitre, l’héritière du journal La Nación.
Au cours des dernières semaines, des acteurs et des personnages à l’image de Cecilia Pando se sont imposés sur la scène, signale Paula Canelo. « Ils ont toujours eu des espaces où s’exprimer, mais qu’un secrétaire d’Etat prenne leur voix, est une manière d’ouvrir grandes les portes pour que ces mémoires entrent », dit-elle. Des mémoires qui sont en dispute.
Une marche de la commémoration des 40 ans du Coup d’Etat différente
Jusqu’au 10 décembre dernier, Carlos Pisoni était le secrétaire de Promotion des Droits de l’Homme du Ministère de la Justice. Dans un contexte où le rôle de l’Etat est en discussion sur les questions les plus cruciales, la visite d’Obama le jour de la commémoration des 40 ans du Coup d’Etat lui est apparue, à lui et à bien d’autres, comme un provocation de plus. « Plus qu’Obama, pour ce que représente en Argentine le 24 mars. C’est dans leurs archives, déjà rendues publiques, tel le Plan Condor, ou comment les Etats-Unis ont formé les génocides à l’Ecole des Amériques. Rien n’était dû au hasard, bien au contraire », dit-il.
Au moment de la mobilisation du 24 mars, Obama est à Bariloche, après avoir participé à un hommage au Parc de la Mémoire de Buenos Aires auquel les associations des Droits de l’Homme ont décidé de ne pas aller.
Le président Macri a garanti que la marche pourrait avoir lieu. Quelle photo restera-t-il de ce 40ème anniversaire ? Celui des 20 ans du Coup d’Etat, en 1996, est rappelé comme historique : les places du pays tout entier s’étaient remplies. Depuis 2003, ces anniversaires convoquent chaque fois plus de monde. En 2004, Néstor Kirchner avait organisé l’hommage annuel à l’ex-ESMA. Pour l’historien Federico Lorenz, ce président peut être vu comme « celui qui a décroché les portraits des militaires et récupéré le lieu le plus emblématique de la répression », mais également comme celui qui avait su interpréter une construction laborieuse, menée sur de nombreuses années, et auquel il a su donner un élan décisif ». Selon ce spécialiste, Obama peut bien venir en visite, mais celle-ci ne sera significative que si les forces progressistes et le mouvement des Droits de l’Homme réfléchissent aux changements du contexte politique et agissent en conséquence. « Pour ma part, je suis optimiste ». Il y a quarante ans, les associations des Droits de l’Homme étaient minoritaires, stigmatisées et persécutées ».
Depuis le début de cette année 2016, Pisoni a participé à des réunions pour tenter une mobilisation unifiée sur la Place de Mai. Pourquoi, 40 ans après, le 24 mars, a-t-il été impossible de réunir toutes les associations sous les mêmes consignes ? « Ce qui nous réunit, c’est l’opposition aux politiques du nouveau gouvernement en matière des Droits de l’Homme, mais nous avons entre nous une vision différente sur ce qu’ont été les 12 dernières années sous les Kirchner », dit-il en relativisant le poids de cette fracture. « Que chacun puisse dire ce qu’il veut, ne pas avoir à se taire et ne renoncer à rien, est plus sain que de forcer à l’unité ».
Des années durant, l’écrivaine Raquel Robles – l’une des fondatrices de HIJOS – a participé à la construction laborieuse des discours : en cercle, chacun disait ce qu’il pensait. Les contradictions donnaient lieu à des heures de débats. Elle dirige la revue La Granada et aujourd’hui elle ne milite plus organiquement. Cela fera bientôt 40 ans qu’elle a vu pour la dernière fois ses parents, Flora Pasatir et Gastón Roble : ils ont été pris devant elle, alors âgée de cinq ans, et de son jeune frère.
Perplexe quant à l’idée de deux mobilisations distinctes, elle dit que penser l’histoire « avant le kirchnérisme et après le kirchénisme » lui semble une erreur. Elle a été témoin de la division de la mobilisation d’il y a 10 ans. « Mais, désormais, dans une période nouvelle de résistance, il y a plus d’accord que dans une période de construction. Pour l’heure, personne n’a envoyé de consignes de rupture, n’a exigé un hommage à Néstor ou à Cristina Kirchner, ou ne les a insultés », raconte-t-elle. Elle est convaincue que ce qui divise n’est pas la manière de penser, mais l’être. « Un des pires dommages provoqués par le terrorisme d’Etat, c’est de ne pas être avec l’autre pour ce qu’il dit, mais pour ce qu’il est. Du type, « moi j’irai pas à cette mobilisation parce que toi tu es trotskyste, ou parce qu’en 2003… ». Le Code Pénal n’est pas aussi sévère car il prévoit, lui, la prescription. Dix ans sont passés désormais ».
Robles regarde à nouveau le flyer de l’appel à la mobilisation du 24 mars : « Mémoire, Vérité et Justice ». Elle n’y voit rien qui puisse irriter aucune des associations des Droits de l’Homme. Elle relit encore le slogan « Sans droits, pas de démocratie » et elle se demande qui pourrait ne pas être d’accord. Elle ébauche trois consignes : non à la dictature, qu’ils aillent tous en prison, stop aux licenciements.
Tout recommencer?
Victoria Basualdo, une des historiennes dont les travaux ont été pionniers sur la responsabilité des entreprises dans la répression, a commencé à revendiquer procès et peine pour les bourreaux dans les années 80. Au début des années 2000, les procès dits « pour la vérité » ont récupéré des voix qui avaient été passées sous silence, provenant de secteurs qui n’étaient pas allés apporter leur témoignage devant la CONADEP ou durant le Procès aux Juntes.
« Nous avons complètement intégré à la fois les énormes résultats obtenus et la versatilité de notre mouvement des Droits de l’Homme », dit Basualdo. « Celui-ci arrive aux 40 ans avec une histoire très riche et complexe. Il ne faut pas cacher l’existence de courants différents, ou les énormes contradictions générées par une relation avec les gouvernements Kirchner qui a permis d’élargir l’agenda public, a apporté financement, appui, visibilité mais qui a imposé aussi des coûts aux secteurs qui leur étaient proches », ajoute-t-elle.
En off, quelques-unes de nos sources parlent en d’autres termes de ces « coûts ». Tel le cas du militaire Milani, qui n’a pu être posé que lors de la marche de 2015. La démission de ce militaire n’était alors pas exigé mais l’avancée de la Justice.
« Nous revoilà à dénoncer et réclamer », dit Lita et, soudain, la joie pour la construction de la mémoire devient incertitude. Sa voix se met à trembler ; la sensation de devoir recommencer. Mais elle harangue : « Dénoncer et exiger. Comme toujours, sans esprit de vengeance, mais avec force. Espérons que nous aurons la santé. Il n’y a pas deux mobilisations : il y a des manières de rédiger un document. Il peut y avoir des différences pour monter et descendre de la tribune, mais ce 24 mars sera une seule mobilisation sur la Place de Mai ». Lita, et bien d’autres, les proches des disparus, les plus jeunes, les plus anciens, les militants, ceux qui vont seuls à la mobilisation, ou en famille, chaque 24 mars, célèbrent que la mémoire soit en débat, dans les écoles, dans les bars et, qu’année après année, ce débat s’enrichisse davantage, sur chaque place publique d’Argentine.
[1] « Rêves partagés » (Sueños compartidos) était un projet de construction de logements sociaux de l’Association des Mères de la Place de Mai.